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— Il commence à se faire tard, enchaîna Lona. Nous vous avons apporté votre dîner, Duncan.

Ils étaient face à lui. Burris enlaça la taille fine de sa compagne. Les lèvres de Chalk remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche et sa main s’immobilisa avant d’avoir atteint la commande du signal d’alarme du bureau. Il contemplait ses doigts boudinés largement écartés.

— Voici un petit présent avec tous nos compliments et toute notre affection, dit Burris.

Leurs émotions conjuguées déferlèrent comme une scintillante lame de fonds.

Chalk était incapable de résister à la puissance de ce torrent. Il oscillait de gauche à droite, ballotté par ce courant déchaîné. Les commissures de ses lèvres frémissaient. Un filament de salive dégoulinait sur son menton. À trois reprises, sa tête fut brutalement projetée en arrière. Il croisait et décroisait les bras comme un robot.

Burris serrait Lona contre lui avec tant d’énergie qu’il lui écrasait les côtes.

Des flammes crépitantes se mirent-elles à danser sur le bureau de Chalk ? Des rivières d’électrons, soudain visibles, fusaient-elles devant lui en luminescences verdâtres ? Sous l’assaut de la haine du couple, Chalk, incapable de faire un mouvement, se tordait sur lui-même. Il absorbait ce déchaînement d’émotions, mais sans pouvoir le digérer. Il était encore plus bouffi qu’à l’accoutumée. Ses yeux luisaient de sueur.

Pas un mot ne fut échangé.

Engloutis-moi, baleine blanche ! Brasse l’eau de ta puissante queue et sombre.

Rétro me, Satanas.

Viens, Faust, allume le brasier.

Voici de bonnes nouvelles du grand Lucifer.

Brusquement, Chalk virevolta sur son fauteuil. Sortant de son état de paralysie, il se mit à frapper à grands coups son bureau de ses bras adipeux. Il baignait dans le sang de l’Albatros. Il frissonnait, tressaillait, frissonnait encore. Le cri qu’il poussa ne fut qu’un faible et débile soupir sortant d’une bouche béante. Tantôt il devenait rigide et tantôt il vibrait comme une corde au rythme de sa destruction…

Il s’affaissa.

Ses yeux roulaient dans leurs orbites. Ses lèvres étaient molles. Ses lourdes épaules se tassaient. Ses bajoues pendaient, flasques.

Consummatum est. Les comptes sont apurés.

Ceux qui avaient utilisé leur psychisme comme une arme et celui qui en avait subi l’impact étaient tous les trois immobiles. Le dernier ne bougerait jamais plus.

Burris fut le premier à se remettre. Le simple fait de respirer lui était un effort. Faire remuer ses lèvres, sa langue était un travail de Titan. Il se retourna. Ses membres revenaient à la vie. Il posa la main sur l’épaule de Lona, pétrifiée, pâle comme une morte. Mais dès qu’il la toucha, la vitalité de la jeune fille reprit le dessus.

— Il vaut mieux ne pas nous attarder, dit-elle à mi-voix.

Ils sortirent à pas lents. Comme deux vieillards. Mais la jeunesse leur revenait à mesure qu’ils descendaient les échelons de cristal. Ils recouvraient leur dynamisme. Ils ne retrouveraient pas intégralement leurs forces avant plusieurs jours, mais en tout cas, aucune goule ne leur sucerait plus le sang.

Personne ne les intercepta à l’extérieur.

La nuit était tombée. L’hiver avait fui et la ville était enfouie sous la brume grise de cette soirée de printemps. Les étoiles étaient presque invisibles. L’air était encore frais, mais ni l’un ni l’autre ne frissonnaient.

— Ce monde n’est pas fait pour nous, dit Burris.

— Il nous dévorerait comme il a déjà essayé de le faire.

— Nous avons vaincu Chalk mais nous ne pouvons pas vaincre un monde tout entier.

— Où irons-nous ?

Burris leva les yeux vers le ciel.

— Viens avec moi sur Manipool. Histoire de rendre une visite de politesse aux démons.

— Parles-tu sérieusement ?

— Oui. Viendras-tu avec moi ?

— Oui.

Ils se dirigèrent vers la voiture.

— Comment te sens-tu, Lona ?

— Très fatiguée. Si lasse que je peux à peine marcher. Mais je me sens vivante. Plus vivante à chaque pas. C’est la première fois que je me sens vraiment vivante, Minner.

— Moi aussi.

— Ton corps… te fait-il souffrir ?

— Je l’aime.

— Malgré la douleur ?

— À cause d’elle. C’est la preuve que je suis vivant. Que j’éprouve des sensations.

Il se tourna vers elle et lui prit le cactus des mains. Les nuages, au même moment, se déchirèrent et ses épines accrochèrent le reflet des étoiles.

— Être vivant… éprouver des sensations, même douloureuses… c’est d’une importance capitale, Lona !

Il arracha un fragment de la plante grasse et l’appliqua sur la paume de Lona. Les épines s’enfoncèrent profondément dans la chair et la jeune fille tressaillit fugitivement. De minuscules gouttes de sang perlèrent. Elle détacha à son tour un morceau de cactus et soumit Burris au même traitement. Non sans difficulté, parce que la peau de Minner était coriace, mais finalement, les épines eurent raison de sa résistance. Quand le sang jaillit, Minner sourit. Il porta la main ensanglantée de Lona à ses lèvres. Elle fit de même avec la sienne.

— Nous saignons, murmura-t-elle. Nous avons des sensations. Nous vivons.

— La douleur est instructive, dit Burris.

Ils pressèrent le pas.