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— Faile, répliqua Loial, tu ne vas pas un peu trop loin ?

— Je vais où je suis obligée d’aller, mon ami. Au Portail !

Les oreilles en berne, l’Ogier soupira et orienta son cheval vers l’est. Perrin laissa une dizaine de pas d’avance à Faile et à l’Ogier, puis Gaul et lui se mirent en chemin. S’il était contraint de jouer selon les règles de la jeune femme, il était décidé à ne pas se laisser écrabouiller.

Au fil du chemin, les fermes se firent de plus en plus rares. Aux yeux de Perrin, ces bâtisses de pierre auraient à peine pu servir de bergerie, mais il garda son opinion pour lui. Les bosquets aussi devinrent de moins en moins fréquents. Puis ils disparurent, tout comme les fermes, cédant la place à une immense plaine verdoyante.

Dans le lointain, on distinguait des troupeaux de chevaux – la célèbre race de Tear. Allant d’une dizaine à une centaine de têtes, toutes ces assemblées équines étaient sous la surveillance d’un ou deux gamins aux pieds nus montant à cru de beaux étalons. Munis d’un fouet à long manche, ils avaient pour mission de garder les bêtes groupées et de ramener dans le troupeau celles qui tentaient de s’enfuir. Dans tous les cas, la lanière de leur fouet n’entrait jamais en contact avec la peau d’un animal.

Prudents, ces gamins gardaient leurs bêtes à bonne distance des étrangers, les déplaçant lorsqu’ils ne pouvaient pas faire autrement. En revanche, ils suivaient des yeux la curieuse colonne composée de deux humains et d’un Ogier à cheval et suivie à pied par trois Aiels – les conquérants de la Pierre de Tear, disait-on !

Perrin se réjouit du spectacle, car il adorait les chevaux. S’il avait demandé à maître Luhhan de le prendre comme apprenti, c’était en partie pour pouvoir travailler avec des équidés. Et tant pis s’ils n’étaient pas très nombreux à Champ d’Emond, et d’une qualité plutôt moyenne.

Loial ne semblait pas partager l’enthousiasme de son ami. Commençant par marmonner dans sa barbe, il n’y tint bientôt plus et se répandit en imprécations – des imprécations d’Ogier, bien en deçà de ce qu’aurait pu produire Mat, pour ne citer qu’un exemple.

— Plus rien… Plus rien ! Et pour quoi ? De l’herbe ! Jadis, c’était un bosquet ogier. Ici, nous n’avions pas travaillé beaucoup, comparé à Manetheren ou à la ville que vous nommez Caemlyn, mais assez pour planter un bosquet. Avec des arbres de tous les pays, vous imaginez ? Et les Grands Arbres qui tutoyaient le ciel… Tant de végétaux amoureusement entretenus pour rappeler à mon peuple les Sanctuaires qu’il avait abandonnés afin de construire des merveilles pour les hommes. Vous pensez que bâtir est notre passion ? Eh bien, vous vous trompez. Ce n’est qu’un métier appris durant la Longue Errance, après la Dislocation du Monde. Notre véritable passion, ce sont les arbres. Pour vous, Manetheren est le plus grand triomphe de mon peuple, mais à nos yeux, c’est le bosquet qui se dressait ici. Et il n’en reste rien. Disparu à tout jamais…

Loial sonda les collines où on ne voyait à perte de vue que de l’herbe et des chevaux. Les oreilles raides, les traits tendus, il dégageait une puissante odeur de colère qui étonna Perrin. Dans la plupart des récits, on qualifiait les Ogiers de « pacifiques » – presque autant que les Gens de la Route, ce qui n’était pas peu dire. Mais il y avait des exceptions, et dans ces récits-là, on parlait de « terribles ennemis ».

À ce jour, Perrin avait vu Loial en colère à une seule occasion. La veille, s’il avait défendu ces enfants, c’était peut-être parce qu’il était furieux, mais l’apprenti forgeron n’avait pas été là pour le voir. En tout cas, un vieux dicton lui revint à l’esprit : « Mettre en colère un Ogier et se faire tomber les montagnes sur la tête… » Tout le monde pensait que ça évoquait des choses vraiment impossibles à réaliser. Mais il y avait peut-être eu une altération de sens au fil des siècles. Au début, le proverbe disait peut-être : « Mets un Ogier en colère et tu te feras tomber des montagnes sur la tête… » Deux exploits difficiles à accomplir, mais mortels si on y arrivait…

Plutôt que d’énerver Loial – pourtant l’être le plus doux qu’il connaissait, avec son gros nez perpétuellement plongé dans un livre – Perrin aurait préféré s’en prendre à un lion.

Dès qu’ils eurent atteint le site du défunt bosquet, Loial prit la tête de la colonne et la guida très légèrement vers le sud. Sans l’ombre d’un repère, il semblait certain de son fait et son assurance grandit au fil du chemin. Quand il s’agissait d’un Portail, les Ogiers avaient autant de flair et d’instinct qu’une abeille lancée à la recherche de sa ruche.

Quand Loial mit pied à terre, les hautes herbes lui arrivant à peine aux genoux, il approcha d’un buisson solitaire qui faisait environ sa taille, une rareté dans ce paysage. À contrecœur, l’Ogier entreprit de lui arracher ses branches, les entassant proprement sur un côté.

— Les gamins qui surveillent les chevaux pourront peut-être faire du feu avec ce bois, quand il sera sec…

Bientôt, le Portail apparut.

Adossé au flanc de la colline, il avait toutes les apparences d’un mur – mais pas d’un simple mur, car il aurait pu s’agir de la façade d’un palais. Orné de feuilles et de sarments de vigne délicatement sculptés – au point d’en paraître aussi végétaux que le défunt buisson –, ce mur se dressait ici depuis trois mille ans au bas mot. Pourtant, les intempéries n’avaient pas eu de prise sur lui et on eût dit que les feuilles de pierre attendaient une gentille brise pour onduler sous ses caresses.

Pendant un moment, tous contemplèrent le Portail en silence. Puis Loial prit une grande inspiration et posa la main sur la seule feuille qui ne ressemblait pas aux autres. Évoquant celle d’un trèfle, cette feuille appartenait à Avendesora, le légendaire Arbre de Vie. Jusqu’à ce que Loial la touche, elle semblait faire partie de la sculpture, mais elle s’en détacha sans aucune difficulté.

Faile laissa échapper une exclamation et les trois Aiels eux-mêmes en murmurèrent de stupéfaction. Dans l’air, Perrin capta une odeur de gêne, voire de malaise. En revanche, il ne put dire de qui elle provenait, peut-être parce qu’elle montait d’eux tous.

Les feuilles de pierre parurent bel et bien onduler sous les caresses d’une brise invisible. Une ligne de fracture apparut au milieu du mur, puis ses deux moitiés s’écartèrent pour révéler une surface faiblement brillante où se reflétait l’image des six voyageurs.

— Jadis, dit-on, les Portails brillaient comme des miroirs et ceux qui arpentaient les Chemins avançaient sous un ciel bleu inondé de lumière. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de cette glorieuse clarté. Comme ce bosquet, elle n’est plus qu’un souvenir…

Alors qu’il récupérait une lanterne et sa hampe dans le paquetage de son cheval de bât, Perrin décida de prendre les choses à la légère :

— Il fait trop chaud dans ce pays, plaisanta-t-il, un peu d’ombre ne nous fera pas de mal.

Sur cette déclaration, il talonna sa monture, qui avança vers le Portail.

Une erreur de sa part, ou entendit-il Faile pousser un nouveau petit cri ?

L’étalon n’aima guère approcher de son reflet, mais le jeune homme le força à continuer. Sans se presser, se souvint-il. Il fallait procéder très lentement. Le cheval toucha son reflet avec une grande méfiance, puis il se fondit à lui comme s’il traversait un miroir. Ce fut ensuite le tour de Perrin, soudain glacé jusqu’à la moelle des os.

Cette sensation ne dura pas. Parvenu de l’autre côté, le jeune homme se retrouva immergé dans un océan d’obscurité où sa lanterne parvenait à peine à générer une minuscule mare de lumière.

Alors que les deux chevaux piaffaient nerveusement, Gaul arriva à son tour et se mit à préparer une seconde lanterne. Dans son dos, Perrin regarda à travers ce qui semblait être une vitre fumée. Il distingua Loial, occupé à remonter en selle, Faile et les deux Aielles, mais ils semblaient tous se déplacer au ralenti. Sur les Chemins, le temps s’écoulait à un rythme différent.