Выбрать главу

— Faile est en colère contre toi, dit Gaul quand il eut enfin allumé sa lanterne. (Sans qu’elle ajoute beaucoup de lumière, comme si l’obscurité la dévorait.) Elle semble penser que tu as violé je ne sais quel pacte. Bain et Chiad… Ne te laisse pas isoler avec elles. Ces deux femmes ont l’intention de te donner une leçon, pour venger Faile, et si elles parviennent à leurs fins, tu auras du mal à tenir en selle pendant un bon moment.

— Gaul, il n’y a jamais eu de pacte ! Elle m’a forcé par la ruse à me comporter comme un idiot… Très bientôt, nous allons devoir suivre Loial, comme elle le désire. Mais je lui réserve d’abord une surprise de mon cru.

Perrin désigna une ligne blanche sur le sol. Interrompu et comme constellée de pustules, à croire qu’elle était souillée, elle disparaissait dans le noir à quelques pas du cavalier et de son compagnon.

— Cette ligne conduit à la première Plaque d’Orientation. Une fois que nous y serons, nous devrons attendre Loial pour qu’il déchiffre le texte et nous dise quel pont emprunter. Mais jusque-là, ça va être à Faile de nous suivre !

— Un pont ? répéta Gaul. Je connais ce mot… Il y a de l’eau dessous, c’est ça ?

— Non, pas sous ces ponts-là. Ils ressemblent aux autres, mais… Loial pourra peut-être t’expliquer.

— Perrin, tu sais vraiment ce que tu fais ? demanda Gaul en se grattant le crâne.

— Pas du tout, mais je ne vois pas comment Faile pourrait le savoir.

Gaul eut un petit rire.

— Être si jeune est amusant, pas vrai ?

Sans trop savoir si le guerrier se moquait de lui ou non, Perrin fit avancer son étalon, le cheval de bât suivant le mouvement. De l’endroit qu’il quittait, la lumière des lanternes ne serait plus visible dès que Gaul et lui auraient parcouru une trentaine de pas. Quand Faile arriverait de ce côté, le jeune homme entendait s’être volatilisé – apparemment du moins. Que Faile pense donc qu’il avait décidé de voyager sans elle. Si cette idée la rendait malade d’angoisse, jusqu’à leurs « retrouvailles » devant la Plaque d’Orientation, elle l’aurait amplement mérité.

19

Le Voltigeur des Flots

Alors que le soleil pointait à peine à l’horizon, le carrosse noir laqué tiré par quatre chevaux gris s’arrêta à l’entrée du quai et le cocher, un homme élancé aux cheveux bruns vêtu d’une livrée noir et or, sauta de son banc pour ouvrir la portière. Aucun emblème ne décorait celle-ci, bien entendu. Si chaleureux que fussent leurs sourires, les nobles de Tear accordaient leur aide aux Aes Sedai parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement et ils prenaient toutes les précautions pour que leur nom ou celui de leur maison ne soient pas associés à la Tour Blanche.

Sans attendre Nynaeve, Elayne descendit du véhicule puis tira sur les plis de sa cape de voyage d’été en lin bleu. Les rues de l’Assommoir étaient déjà très fréquentées à cette heure et les ressorts de suspension du carrosse, censés amortir les chocs pour les voyageurs, ne devaient pas être de la première jeunesse.

Quand on venait de la Pierre, avec son atmosphère étouffante, la brise qui balayait le fleuve Erinin pouvait passer pour rafraîchissante. Bien décidée à montrer que le bref mais rude trajet ne l’avait pas affectée, la Fille-Héritière ne put pourtant pas s’empêcher de se masser le creux des reins avec son poing fermé.

Au moins, la pluie de cette nuit nous a épargné les colonnes de poussière…

Une chance, puisque les fenêtres du carrosse n’avaient pas de rideaux. Une lacune qui ne devait rien au hasard, aurait parié Elayne.

Au nord et au sud de sa position, d’autres quais saillaient de la berge comme de longs doigts de pierre. La brise charriait une odeur d’étoupe, de chanvre, de poisson, d’épices, d’huile d’olive, de pourri – les eaux stagnantes, entre les différentes jetées – et de fruits mûrs. Empilés dans des caisses devant les entrepôts, dans le dos d’Elayne, ces longs fruits vert tirant sur le jaune étaient très appréciés à Tear.

Malgré l’heure matinale, des dockers en gilet de cuir, les épaules et les bras nus, s’affairaient déjà, ployant le dos sous d’énormes charges ou poussant des diables lestés de tonneaux ou de caisses. Aucun n’accorda plus d’un regard furtif à la jeune femme, comme si ces malheureux craignaient de commettre on ne savait quel sacrilège quand ils posaient les yeux sur quelqu’un du grand monde.

La Fille-Héritière en fut attristée. À Tear, les nobles traitaient très mal le peuple. À dire vrai, ils le maltraitaient. En Andor, Elayne aurait eu tout son content de sourires aimables et de salutations respectueuses – le tout lancé par des hommes à la tête fièrement levée qui connaissaient aussi bien leur propre valeur que la sienne.

La jeune femme en regretta presque d’être obligée de partir. Élevée pour guider et gouverner, quand son temps viendrait, elle brûlait d’envie d’enseigner la dignité à ces braves gens. Mais c’était la mission de Rand, pas la sienne…

Et s’il ne s’en acquitte pas, je ne lui cacherai pas ma façon de penser…

Au moins, se rangeant à son avis, il avait commencé cette œuvre indispensable, et il s’en tirait admirablement bien, force était de le reconnaître. Elayne avait hâte de voir où il en serait lorsqu’elle reviendrait.

Si j’ai une raison de revenir…

De là où se tenait Elayne, on apercevait une dizaine de bateaux et il y en avait d’autres au-delà. Mais un bâtiment arrimé au bout du quai le plus proche attira immédiatement le regard de la Fille-Héritière. Long de quelque trois cents pieds et bien plus large que les autres navires, le coursier du Peuple de la Mer avait fière allure avec ses quatre mâts et son imposante voilure. Ce ne serait pas la première fois qu’Elayne naviguerait, mais elle n’avait jamais eu l’occasion d’embarquer sur un navire si grand capable d’affronter la haute mer aussi bien que les eaux fluviales.

Le nom même du bateau évoquait d’héroïques traversées vers des terres lointaines et des ports mystérieux.

Les Atha’an Miere, également appelés le Peuple de la Mer… Sauf lorsqu’ils mettaient en scène des Aiels, les récits qui se voulaient exotiques mentionnaient obligatoirement les fabuleux navigateurs…

Sortant enfin du carrosse, Nynaeve ferma le col de sa cape de voyage et marmonna quelques propos peu amènes à l’intention du cocher.

— Secouées comme dans une cage à poules… Battues comme un tapis poussiéreux… Dis-moi, mon brave, comment as-tu fait pour ne rater aucun trou ni aucun dos-d’âne entre la forteresse et le port ? Voilà qui demande de sacrées compétences. Dommage qu’aucune ne soit utile pour conduire un attelage.

Le pauvre cocher tendit une main à Nynaeve pour l’aider à négocier le marchepied, mais elle déclina son offre d’assistance.

Elayne sortit de sa bourse deux fois plus de sous d’argent que prévu.

— Merci de nous avoir conduites ici très vite et en toute sécurité, dit-elle en déposant les pièces dans la paume de l’homme. Nous vous avons demandé de ne pas traîner, et nous avons été servies. L’état des rues n’étant pas de votre ressort, vous vous en êtes très bien tiré dans des conditions difficiles.

Sans baisser les yeux sur son pourboire, le cocher s’inclina et murmura un « Merci, ma dame » qui venait droit du cœur. Une reconnaissance motivée au moins autant par le compliment que par la gratification, aurait juré Elayne. Très souvent, une attention bien choisie faisait autant plaisir, voire davantage, que de l’argent. Cela dit, elle n’avait jamais vu personne cracher sur un petit bonus, bien entendu…