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— Veuille la Lumière que tu fasses bon voyage, ma dame…, conclut l’homme.

À l’évidence, ces vœux ne s’adressaient pas à Nynaeve. À l’avenir, songea Elayne, l’ancienne Sage-Dame devrait apprendre à se gagner la loyauté des gens en les traitant avec respect. C’était indispensable.

Lorsque le cocher, après avoir débarqué les bagages, fut reparti avec son carrosse, Nynaeve maugréa :

— Je n’aurais pas dû lui passer un savon, pas vrai ? Un oiseau aurait du mal à ne pas être secoué dans ces rues. S’il les remontait dans un carrosse, en tout cas. Mais j’ai eu l’impression d’avoir passé une semaine en selle.

— Si tu as mal aux… reins, ce n’est pas la faute de cet homme, dit Elayne – avec un sourire, afin de désamorcer une éventuelle contre-attaque.

Nynaeve eut un rire sans joie.

— J’ai reconnu mes torts, non ? Tu ne voudrais pas que je lui coure après pour m’excuser ? La jolie petite poignée de pièces que tu lui as donnée suffirait à guérir presque toutes les plaies non mortelles. Elayne, tu devrais apprendre à faire attention avec l’argent. Nous n’avons pas les mêmes ressources que le royaume d’Andor. Une famille normale vivrait un mois avec les pourboires que tu distribues à des gens qui se contentent de faire leur travail.

Elayne braqua sur son amie un regard indigné. En bonne villageoise, Nynaeve pensait qu’elles devaient mener une vie misérable, pire que des domestiques, tant qu’il n’y avait pas de raisons de faire le contraire. Pour la Fille-Héritière, c’était exactement l’inverse : il fallait mener grand train tant que la réalité ne vous contraignait pas à resserrer les cordons de la bourse.

L’ancienne Sage-Dame ne broncha pas sous le regard qui forçait pourtant les Gardes de la Reine à se mettre au garde-à-vous. Ramassant ses bagages, comme Elayne, elle se tourna vers le quai.

— Sur un bateau, nous serons moins secouées… Si on montait à bord ?

Alors qu’elles se faufilaient entre des dockers, des piles de tonneaux et des chariots débordant de fret, Elayne se décida à faire un peu de prophylaxie.

— Nynaeve, d’après ce qu’on m’a dit, le Peuple de la Mer est connu pour sa susceptibilité. Surtout avec les inconnus. Crois-tu que tu pourrais être un peu plus… ?

— Un peu plus quoi ?

— Diplomate… Tu sais, quelque chose qu’on appelle le tact.

Elayne fit un pas de côté pour éviter un crachat qui s’écrasa sur le sol. Regardant alentour, elle ne parvint pas à déterminer d’où venait ce « projectile ». Tête basse, tous les hommes travaillaient d’arrache-pied. Maltraitance des Hauts Seigneurs ou pas, la jeune femme aurait accablé le coupable de quelques mots acerbes qu’il n’aurait pas été près d’oublier…

— Tu sais quand même ce que c’est, le tact ?

— Bien sûr que oui, assura Nynaeve en commençant à gravir la rampe d’embarquement au garde-fou de corde du quatre-mâts. Tant qu’on ne me chauffe pas trop les oreilles.

Une fois sur le pont, Elayne eut le sentiment que le navire, tout compte fait, n’était pas si large que ça, considérant sa taille. Sans être une grande experte en navigation, elle eut le sentiment d’être montée sur une esquille géante.

Par la Lumière ! nous allons être encore plus secouées que dans le carrosse.

La Fille-Héritière s’intéressa ensuite à l’équipage. Si elle avait entendu maintes histoires au sujet des Atha’an Miere, c’étaient les premiers qu’elle voyait. Et les récits, en réalité, n’allaient pas vraiment au fond des choses. Bref, le Peuple de la Mer, comme les Aiels, se révélait secret et refermé sur lui-même. Pour trouver plus mystérieux, il fallait sûrement s’aventurer au-delà du désert des Aiels – des terres étranges où les Atha’an Miere, ça, c’était de notoriété publique, achetaient de la soie et de l’ivoire.

Évoluant sur le pont les pieds et le torse nus, les marins à la peau et aux cheveux noirs, tous rasés de très près, avaient les mains couvertes de tatouages. Marchant avec la nonchalance de gens qui connaissent assez bien leur travail pour l’effectuer en y pensant à peine, ils se concentraient pourtant à fond sur leur tâche. Chacun de leurs gestes était empreint d’une grâce ondulante, comme s’ils sentaient les mouvements de la mer alors que leur navire ne bougeait pas. Une chaîne d’or ou d’argent autour du cou, presque tous portaient des boucles d’oreilles – certains en arboraient même trois par lobe, avec des pierres polies pour ornements.

En y regardant bien, Elayne vit qu’il y avait des femmes parmi l’équipage. Autant que d’hommes, en réalité… Tirant sur les cordages ou les enroulant, elles portaient le même pantalon bouffant que leurs collègues – d’étranges vêtements en tissu sombre ciré tenus par des ceintures de lin de toutes les couleurs et ouverts aux chevilles. Mais les femmes cachaient leur poitrine sous des chemisiers de couleur vive – majoritairement bleus, verts et rouges – et elles étaient lestées d’autant de chaînes et de boucles d’oreilles que les mâles. Un peu choquée, Elayne vit que quelques-unes portaient même un anneau dans le nez.

Si incroyable que ça puisse paraître, ces femmes étaient encore plus gracieuses que leurs compagnons. En les voyant, Elayne se remémora des histoires qu’elle avait entendues, enfant, en ouvrant grandes les oreilles à des moments où elle n’aurait pas dû écouter. Dans ces récits, les femmes du Peuple de la Mer étaient décrites comme l’incarnation de la beauté féminine – des tentatrices-nées poursuivies par tous les hommes. Objectivement, les femmes présentes sur le quatre-mâts n’étaient pas plus jolies que celles des autres coins du monde. Mais tout changeait quand on les voyait bouger…

Deux d’entre elles, qui se tenaient près du mât de misaine, sur le pont surélevé, n’étaient à l’évidence pas des membres d’équipage ordinaires. Pieds nus comme tout le monde, elles portaient des habits brodés, bleus pour l’une et verts pour l’autre. La plus âgée, en vert, avait quatre boucles d’or à chaque oreille et une neuvième dans la narine gauche. En plus de ces bijoux qui brillaient comme de petits soleils, une chaînette lestée d’une série de médaillons d’or reliait son anneau nasal à une des boucles. Autour de son cou, une de ses multiples chaînes soutenait un pendentif d’or en forme d’écrin percé qui évoquait un ouvrage en dentelle, si la dentelle avait pu être en métal. De temps en temps, elle s’en emparait et le portait à son nez…

L’autre femme, plus grande, portait seulement six boucles et sa chaînette était lestée de moins de médaillons. Comme sa compagne, elle reniflait régulièrement un petit écrin d’or finement ouvragé.

Exotique, vraiment… Cela dit, les anneaux dans le nez, très peu pour Elayne. Et cette chaînette bizarre !

Depuis qu’elle regardait la poupe, Elayne éprouvait un étrange malaise, mais sans pouvoir le définir. Qu’est-ce qui clochait ? Soudain, elle vit : le gouvernail n’était pas muni d’une barre. Derrière les deux femmes, il y avait bien une roue à rayons pour l’heure attachée afin qu’elle ne tourne pas, mais aucune barre.

Comment naviguent-ils ?

Même les coquilles de noix qui allaient et venaient sur le fleuve avaient une barre. Comme tous les autres navires qui mouillaient en ce moment au port. Décidément, le Peuple de la Mer était des plus mystérieux.

— Souviens-toi de ce que t’a dit Moiraine, souffla Elayne à Nynaeve tandis qu’elles approchaient du mât de misaine.

À vrai dire, ce n’était pas grand-chose, car les Aes Sedai elles-mêmes n’en savaient pas très long sur les Atha’an Miere. Moiraine avait au moins insisté sur la courtoisie, un élément essentiel dès qu’on s’adressait à un représentant de ce peuple.