Выбрать главу

Alors que Coine et Jorin n’avaient pourtant donné aucun ordre, une jeune femme arborant une seule boucle par oreille entra dans la cabine avec un plateau lesté d’une bouilloire à poignée de fonte et de grosses chopes. Pas en porcelaine du Peuple de la Mer, comme on aurait été en droit de s’y attendre, mais en vulgaire céramique. Sans doute parce que ce matériau se révélait moins fragile dans les tempêtes, devina la Fille-Héritière.

Mais la vaisselle ne retint pas longtemps son attention. Comme les marins qui s’affairaient sur le pont, la belle serveuse ne portait pas de chemise. Si Elayne parvint à cacher sa surprise, une fois passé le premier choc, Nynaeve ne put retenir un petit cri.

Quand la jeune femme eut servi quatre chopes d’une infusion très sombre, la Maîtresse des Voiles lâcha froidement :

— Avons-nous levé l’ancre sans que je m’en aperçoive, Dorele ? N’y a-t-il aucune terre en vue ?

La jeune Atha’an Miere se décomposa.

— Il y en a une, Maîtresse, dit-elle d’un ton piteux.

— Eh bien, tant que ce sera le cas – et aussi longtemps qu’il n’y en aura pas eu une durant une journée entière –, tu seras affectée au nettoyage de la cale, une tâche qu’on accomplit bien mieux sans vêtements. Et maintenant, retire-toi !

— Bien, Maîtresse des Voiles, souffla la jeune femme, de plus en plus contrite.

Elle s’éloigna en défaisant déjà sa ceinture de lin rouge et sortit sans demander son reste.

— Buvez cette infusion, afin que nous puissions parler en paix, dit la Maîtresse des Voiles. (Elle sirota une gorgée du breuvage, Nynaeve et Elayne l’imitant.) Je vous implore de pardonner Dorele, Aes Sedai. C’est son premier voyage, à part des allers et retours entre nos îles. Les jeunes gens oublient souvent les traditions en vigueur sur le continent. Si vous le souhaitez, je la punirai plus sévèrement.

— C’est inutile, affirma Elayne en reposant sa tasse.

Trop chaude et non sucrée, l’infusion était encore plus amère et encore plus forte qu’elle en avait l’air.

— Vraiment, nous ne sommes pas offensées. Les cultures et les traditions ne se ressemblent pas, et c’est bien normal.

À condition d’éviter au maximum les traditions de ce genre ! Et si ces gens ne portaient plus aucun vêtement, une fois en haute mer ? Par la Lumière ! c’est bien possible !

— Seul un imbécile s’offense des traditions de ses voisins.

Nynaeve coula à sa compagne un regard critique – à la façon discrète d’une Aes Sedai –, puis elle but une bonne moitié de sa chope.

— Oublions tout ça, dit-elle sans qu’il soit possible de savoir si elle s’adressait à Elayne ou aux deux Atha’an Miere.

— Dans ce cas, abordons la question du passage, si vous le voulez bien. Où désirez-vous aller ?

— À Tanchico, répondit Nynaeve du tac au tac – déjà une entorse à sa toute nouvelle diplomatie. Je sais que vous ne comptiez pas y faire escale, mais nous devons y être le plus vite possible. Seul un quatre-mâts peut répondre à nos exigences, à condition de traverser d’une seule traite. En compensation, voici un petit cadeau.

Nynaeve sortit de sa bourse une feuille de parchemin qu’elle déplia avant de la poser sur la table puis de la pousser vers la Maîtresse des Voiles.

Moiraine leur avait donné deux lettres de crédit. Chacune autorisait le porteur à retirer trois mille couronnes d’or au maximum auprès des banques et des prêteurs sur gages de diverses cités – même s’il était peu probable que ces gens sachent qu’ils détenaient de l’argent appartenant à la Tour Blanche. En découvrant le montant, Elayne avait ouvert de grands yeux – Nynaeve poussant carrément un petit cri – mais Moiraine avait affirmé qu’il faudrait peut-être ça pour détourner la Maîtresse des Voiles du cap qu’elle avait prévu de suivre.

Coine tira la lettre de crédit à elle et la parcourut du regard.

— Une somme rondelette pour un cadeau de passage, dit-elle, même si vous me demandez de modifier mon plan de navigation. Me voilà de plus en plus surprise… Vous savez que nous accueillons rarement des Aes Sedai sur nos bateaux. Très rarement, même… Depuis le premier jour où un de nos bateaux appareilla, parmi tous ceux qui demandent un passage, seules les Aes Sedai risquent de se le voir refuser. Le sachant pertinemment, elles évitent de demander…

Coine regardait sa chope, pas ses interlocutrices. Jetant un coup d’œil à l’autre Atha’an Miere, Elayne vit qu’elle étudiait attentivement ses mains et celles de Nynaeve.

Non, leurs bagues, en réalité…

Moiraine ne les avait pas averties que ce serait si difficile. Après avoir déclaré que le quatre-mâts était le navire le plus rapide présent au port, elle les avait encouragées à y embarquer. Puis elle leur avait remis les lettres de crédit, probablement suffisantes pour faire l’acquisition d’une flottille de quatre-mâts. Enfin, de plusieurs bateaux, au minimum.

Savait-elle qu’il faudrait un sacré pot-de-vin pour convaincre ces femmes ?

Mais pourquoi garder le secret, dans ce cas ? Probablement parce que Moiraine adorait ça. Même quand ça faisait perdre leur temps aux autres.

— Vous comptez repousser notre demande ? lança Nynaeve, toute diplomatie jetée aux orties. Si vous n’acceptez pas les Aes Sedai, pourquoi nous avoir fait descendre ici ? Nous aurions pu en finir là-haut !

La Maîtresse des Voiles dégagea un des bras de son siège, se leva et alla se camper devant un hublot. Alors qu’elle contemplait la Pierre de Tear, la lumière du levant fit briller ses boucles d’oreilles et les médaillons accrochés à sa chaînette.

— Il peut canaliser le Pouvoir, ai-je entendu dire, et il brandit l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée… Parce qu’il les a appelés, les Aiels sont passés de l’autre côté du Mur du Dragon. J’en ai vu dans les rues, et on raconte qu’ils grouillent dans la forteresse. La Pierre est tombée et la guerre fait rage entre les nations du continent. Ceux qui dirigeaient jadis sont revenus et ont été repoussés une première fois. La prophétie s’est réalisée…

Nynaeve parut aussi désorientée qu’Elayne par ce changement de sujet.

— Les Prophéties du Dragon, dit enfin la Fille-Héritière. Oui, elles se sont réalisées… Il est bien le Dragon Réincarné, Maîtresse des Voiles.

Accessoirement, c’est aussi un fichu bonhomme qui cache ses sentiments – assez bien pour que je ne puisse pas les trouver !

— Aes Sedai, je ne parle pas des Prophéties du Dragon, mais de la Prophétie de Jendai, celle qui parle du Coramoor. Pas l’homme que vous attendez et redoutez, mais celui que nous cherchons, le héraut d’un nouvel Âge. Lors de la Dislocation du Monde, tandis que le sol s’ouvrait et que les montagnes s’écroulaient, nos ancêtres se sont réfugiés en mer. Si on en croit les récits, ils ne connaissaient rien à l’art de naviguer, mais ils survécurent par la grâce de la Lumière. Ils ne revinrent pas sur le continent avant la fin de la « tempête », et à ce moment-là, ils constatèrent que bien des choses avaient changé. Le monde entier dérivait au fil de l’eau et du vent. Les années qui suivirent, la Prophétie de Jendai nous ordonna de sillonner les eaux jusqu’au retour du Coramoor, et de le servir lorsqu’il reviendrait.

» Nous sommes liés à la mer, et dans nos veines, l’eau salée a depuis longtemps remplacé le sang. Le plus souvent, quand nous posons un pied sur la terre ferme, c’est pour attendre un nouveau bateau puis repartir sans tarder. Des hommes durs comme l’acier éclatent en sanglots lorsqu’ils doivent accomplir leur devoir à terre. Et les femmes enceintes s’arrangent pour embarquer – même sur un canot, si rien de mieux ne se présente –, parce que nos enfants doivent naître sur l’eau. Comme ils devront un jour y mourir, leur corps étant confié à la mer.