» La prophétie s’est réalisée. Cet homme est le Coramoor. En le servant, les Aes Sedai en apportent la preuve irréfutable. Car il est dit dans la prophétie : « La Tour Blanche sera brisée en son nom, et les Aes Sedai s’agenouilleront pour lui laver les pieds et les sécher avec leurs cheveux. »
— Pour me voir laver les pieds d’un homme, lâcha Nynaeve, il faudra attendre longtemps ! Quel rapport avec notre passage ? Allez-vous nous accepter ou non ?
Elayne redouta le pire, mais Coine se contenta de répliquer sur le même ton vif :
— Pourquoi voulez-vous aller à Tanchico ? C’est un port peu accueillant, désormais. J’y suis passée l’hiver dernier et le Voltigeur a été pris d’assaut par des citadins qui voulaient fuir… absolument n’importe où. La destination les indifférait, pourvu qu’ils puissent quitter Tanchico. Je doute que les choses se soient arrangées depuis…
— Vous faites toujours subir un interrogatoire en règle à vos passagers ? s’étonna Nynaeve. Je vous ai proposé un « cadeau » suffisant pour vous acheter un village. Que dis-je ? deux villages ! S’il vous faut davantage, dites votre prix et n’en parlons plus.
— Ce n’est pas un prix, corrigea Elayne, mais un cadeau !
Coine avait-elle été offensée ? Si c’était le cas, elle ne le montra pas.
— Pourquoi ce voyage ? insista-t-elle.
Nynaeve saisit sa natte et la serra très fort, mais Elayne lui posa une main sur le bras. Avant cette rencontre, elles avaient prévu de ne pas tout dire, mais elles venaient d’en apprendre assez pour modifier leur plan. Dans la vie, il y avait une heure pour le secret et une heure pour la vérité.
— Nous poursuivons des membres de l’Ajah Noir, Maîtresse des Voiles. Et nous pensons que certaines d’entre elles sont à Tanchico. (La Fille-Héritière ne faiblit pas sous le regard furibard de Nynaeve.) Si nous ne les trouvons pas, elles risquent de nuire au Dragon Réincarné. Le Coramoor.
— Que la Lumière veille sur nous jusqu’au quai ! s’écria la Régente des Vents.
C’était la première fois qu’elle parlait, et Elayne ne cacha pas sa surprise. Même si elle ne regardait personne en particulier, Jorin s’adressait de toute évidence à sa sœur.
— Nous pouvons les accepter, et il le faut.
Coine acquiesça.
Elayne et Nynaeve échangèrent des regards interloqués. Pourquoi était-ce la Régente des Vents qui décidait ? Coine était la capitaine, après tout.
Au moins, le passage était acquis…
Mais à quel prix ? se demanda Elayne. Contre quel cadeau ?
Si Nynaeve avait pu s’abstenir de révéler qu’elles n’étaient pas limitées par la lettre de crédit…
Et c’est elle qui m’accuse de jeter l’or par les fenêtres ?
La porte s’ouvrit pour laisser passer un homme aux cheveux gris très large d’épaules. Vêtu d’un pantalon bouffant de soie verte tenu par une ceinture assortie, il feuilletait des documents. Quatre boucles d’or à chaque oreille, il portait trois chaînes autour du cou, dont une munie d’un écrin à parfum. La balafre qui zébrait une de ses joues et les deux couteaux à lame incurvée glissés à sa ceinture lui donnaient l’air dangereux.
Une étrange armature en fil de fer, nouée derrière son crâne, maintenait devant ses yeux deux grosses lentilles transparentes. Sur leurs îles, les Atha’an Miere fabriquaient les meilleures longues-vues et les meilleures lentilles d’ignition du monde, bien sûr, mais Elayne n’avait jamais rien vu qui ressemblât au bizarre équipement. Scrutant un document à travers les lentilles, l’homme prit la parole sans lever la tête :
— Coine, cet idiot veut échanger cinq cents peaux de renard des neiges du Kandor contre les trois petits tonneaux de tabac de Deux-Rivières que j’ai achetés à Ebou Dar. (Levant les yeux, le type sursauta.) Pardonne-moi, mon épouse, j’ignorais que tu avais des invités… Que la Lumière vous éclaire toutes !
— Mon époux, à midi je descendrai le fleuve, et à la tombée de la nuit, je rejoindrai l’océan.
— Suis-je toujours le Garant du Fret, mon épouse, ou ai-je perdu ma charge sans m’en apercevoir ?
— Tu es le Garant du Fret, mon époux, mais nous devons cesser de commercer et nous préparer à lever l’ancre – cap sur Tanchico !
— Tanchico ? (L’homme froissa les documents et produisit un effort visible pour ne pas exploser.) Mon épouse, non ! Tu m’as dit que nous irions d’abord à Mayene avant de voguer vers Shara. J’ai signé des contrats avec cet itinéraire en tête. Shara, Maîtresse des Voiles, pas le Tarabon ! Ce que nous avons dans nos cales ne vaudra pas grand-chose à Tanchico. Et peut-être rien du tout ! Puis-je savoir pourquoi tu sabotes mon travail, appauvrissant le Voltigeur ?
Coine hésita, mais quand elle répondit, ce fut sur le même ton très formel :
— Je suis la Maîtresse des Voiles, mon époux. Le Voltigeur appareille quand j’en ai décidé ainsi et vers la destination que je choisis. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus pour le moment.
— Oui, Maîtresse des Voiles, si tu vois les choses ainsi…
L’homme se posa une main sur le cœur – Elayne crut voir Coine tressaillir – puis il sortit, le dos raide comme un des mâts du navire.
— Il va falloir que je me réconcilie avec lui, murmura la capitaine en regardant la porte. En général, c’est très agréable… Mais là, il m’a saluée comme s’il était un mousse, ma sœur !
— Nous sommes désolées de vous attirer des ennuis, Maîtresse des Voiles, dit Elayne. Et nous regrettons d’avoir assisté à cet… incident. Si nous avons été une source d’embarras, veuillez avoir la bonté de nous pardonner.
— Embarras ? Aes Sedai, je suis la Maîtresse des Voiles ! Quant à Toram, je doute que votre présence l’ait gêné, et si c’est le cas, je ne m’en excuserai pas vis-à-vis de lui. Le commerce est son domaine, c’est vrai, mais je commande ce navire. Je vais devoir me réconcilier avec lui – et ça ne sera pas facile, car je ne peux pas tout lui dire – parce qu’il a raison sur le principe et que je n’ai pas eu l’esprit assez vif pour me justifier un peu plus sérieusement que s’il était un vulgaire mousse. La balafre, sur sa joue, il l’a récoltée en chassant les Seanchaniens du pont de mon navire. Il a glané d’autres cicatrices en défendant le Voltigeur et grâce à ses compétences, je n’ai qu’à tendre la main pour qu’on y dépose des pièces d’or. Si je vais devoir me réconcilier avec lui, c’est à cause des choses que je ne peux pas lui dire, parce qu’il mériterait de les savoir…
— Je ne comprends pas, avoua Nynaeve. Sur l’Ajah Noir…
L’ancienne Sage-Dame jeta à Elayne un regard qui promettait une conversation tendue, dès qu’elles seraient seules. La Fille-Héritière ne s’en émut pas, car elle ne manquait pas non plus de choses à dire sur le sens profond du mot « tact ».
— Sur l’Ajah Noir, reprit Nynaeve, nous vous demandons en effet de garder le silence. Mais trois mille couronnes sont une raison suffisante pour conduire deux passagères à Tanchico.
— Aes Sedai, je dois garder le secret. Sur les motifs de votre voyage, mais aussi sur votre identité. Beaucoup de membres de mon équipage pensent que les Aes Sedai portent malheur. S’ils apprennent que nous transportons vers Tanchico des sœurs qui traquent des renégates au service du Père des Mensonges… Quand nous étions sur le pont, la Lumière a voulu que personne ne soit assez près pour nous entendre. Serez-vous vexées si je vous demande de rester le plus souvent possible dans votre cabine pendant le voyage ? et de ne pas porter votre bague quand vous montez sur le pont ?