Pensive, Elayne dévisagea Thom Merrilin. Elle aurait juré ne l’avoir jamais vu avant son arrivée à la Pierre. Pourtant, il y avait en lui quelque chose qui semblait… familier. Mais pourquoi donc ? Les trouvères se produisaient dans les villages, pas dans les palais, et Morgase n’était pas du genre à outrepasser les traditions. De sa vie, Elayne avait vu un seul trouvère, dans un village situé près du domaine de sa mère. Et il ne s’agissait sûrement pas de ce type aux cheveux blancs et à l’œil perçant.
Elayne décida de parler d’abord au pisteur de voleurs. À Tear, on disait « pisteur » et pas « traqueur », et Sandar semblait très attaché à la distinction.
— Maître Sandar, vous ne vous souvenez peut-être plus de nous… Je suis Elayne Trakand, et voici mon amie, Nynaeve al’Meara. J’ai cru comprendre que vous vouliez aller… ou nous allons. Puis-je savoir pourquoi ? Lors de notre précédente rencontre, vous ne nous avez pas très bien servies.
Sandar ne réagit pas à l’hypothèse qu’il pouvait les avoir oubliées. Ses yeux se posèrent sur leurs mains et notèrent l’absence de la bague au serpent. Cet homme ne ratait aucun détail, décidément.
— Je me souviens parfaitement de vous, maîtresse Trakand. Mais lorsque je vous ai servie, comme vous dites, c’était en compagnie de Mat Cauthon et nous vous avons sorties de l’eau, toutes les deux, avant que les brochets vous attrapent…
Nynaeve grogna à mi-voix. Il s’était agi d’une cellule, pas de l’eau, et les « brochets » étaient en fait des sœurs noires. Le genre de souvenirs que l’ancienne Sage-Dame détestait qu’on évoque devant elle. D’autant plus qu’Elayne et elle ne se seraient jamais retrouvées dans cette cellule sans Juilin Sandar.
Non, ce n’était pas juste – enfin, pas complètement. Exact, certes, mais pas tout à fait… loyal.
— C’est bien beau, tout ça, fit Elayne, cassante, mais nous ignorons toujours pourquoi vous voulez aller à Tanchico.
Sandar prit une grande inspiration et jeta un coup d’œil méfiant à Nynaeve. La Fille-Héritière ne fut pas sûre d’apprécier qu’il tienne davantage compte de sa compagne que d’elle…
— Il y a une demi-heure, quelqu’un que vous connaissez m’a fait sortir de chez moi. Un grand type au visage de pierre nommé Lan…
Nynaeve fronça les sourcils.
— Il venait au nom d’une autre de vos connaissances, continua Sandar. Un berger, d’après ce qu’on m’a dit. Lan m’a donné beaucoup d’or et il m’a dit de vous accompagner. Toutes les deux… Si vous ne revenez pas de ce voyage, a-t-il ajouté, eh bien… hum… disons que j’aurai intérêt à n’en pas revenir non plus, quitte à me noyer dans quelque puits. Lan a été clair, et le message du berger n’avait rien d’ambigu non plus. Si j’en crois la Maîtresse des Vagues, je ne pourrai pas embarquer sans votre accord. Puis-je souligner que certaines de mes compétences vous seront très utiles ?
Sandar fit tourner son bâton dans ses mains – une seule rotation, à une vitesse incroyable. Puis il toucha la dague qu’il portait au côté – une arme à la lame dentelée des deux côtés, afin de coincer et de briser une épée ou un couteau.
— Les hommes trouvent toujours une façon de ne pas faire ce que tu leur as demandé…, marmonna Nynaeve.
Elayne eut une moue désabusée. Rand avait engagé cet homme ? Sans nul doute, il n’avait pas encore lu sa seconde lettre, à ce moment-là.
Que la Lumière le brûle ! Pourquoi s’est-il précipité ainsi ? Je n’ai plus le temps de lui envoyer une autre lettre, et ça le perturberait plus qu’autre chose. De plus, je passerais pour une plus grande idiote encore. Qu’il soit carbonisé !
— Et toi, maître Merrilin ? demanda Nynaeve. Le berger nous a-t-il envoyé un trouvère ? Ou est-ce une initiative de… l’autre type ? Afin que tu nous divertisses pendant le voyage, peut-être ? En jonglant et en crachant du feu…
Thom avait les yeux rivés sur Sandar. Sans hâte, il tourna la tête puis se fendit d’une révérence élégante mais gâchée par un mouvement trop ample de sa cape multicolore.
— Le berger n’y est pour rien, maîtresse al’Meara. Une dame que nous connaissons tous m’a demandé – je dis bien : demandé – de vous accompagner. Tu sais, c’est la personne qui vous a tous trouvés, à Champ d’Emond.
— Pourquoi cette démarche ?
— Parce que j’ai moi aussi des talents très utiles… (Thom jeta un regard appuyé au pisteur de voleurs.) Et je ne parle pas de la jonglerie… En outre, j’ai été plusieurs fois à Tanchico. Connaissant fort bien la ville, je vous dirai où trouver une auberge convenable et je vous indiquerai les quartiers qui ne sont pas seulement dangereux la nuit. S’il le faut, je vous dirai qui corrompre pour que la garde municipale ne s’intéresse pas trop à vos agissements. Si on ne fait rien, ces défenseurs de l’ordre ont tendance à ne pas quitter de l’œil les étrangers. Bref, je peux vous être très utile, à toi et à ton amie.
Elayne eut de nouveau cette sensation de… familiarité. Sans vraiment réfléchir, elle tendit un bras et… tira sur la longue moustache blanche du trouvère. Le voyant sursauter, elle porta les mains à son visage empourpré.
— Excusez-moi… J’ai eu comme l’impression… le souvenir… d’avoir fait ça jadis. Enfin, je veux dire… Désolée, vraiment.
Pourquoi ai-je agi ainsi ? Il va me prendre pour une idiote.
— Si c’était le cas, je m’en souviendrais, lâcha le trouvère, glacial.
Était-il vexé ? C’était difficile à dire… Souvent, les hommes s’offensaient de ce qui aurait dû les amuser, et inversement. S’ils devaient voyager ensemble…
Elayne s’avisa que sa décision était prise. Les deux hommes pourraient les suivre.
— Nynaeve ?
L’ancienne Sage-Dame comprit la question sans avoir besoin d’un dessin. Après avoir dévisagé les deux candidats, elle acquiesça.
— C’est d’accord, s’ils acceptent de nous obéir. Je refuse qu’un écervelé fasse n’importe quoi et nous mette en danger.
— Je serai à vos ordres, maîtresse al’Meara, dit Sandar avec une révérence.
— Les trouvères sont des hommes libres, Nynaeve, tint à préciser Thom. Mais je promets de ne pas vous faire courir de risques. Au contraire, je vous les épargnerai.
— Obéir, répéta Nynaeve. Il me faut ta parole, sinon, tu resteras sur le quai quand ce bateau lèvera l’ancre.
— Les Atha’an Miere ne refusent jamais un passage, Nynaeve.
— Tu en es sûr ? Le traqueur de voleurs est-il le seul à s’être fait dire qu’il aurait besoin de notre autorisation ? Obéir, maître trouvère !
Sandar avait sursauté en s’entendant traité de « traqueur » de voleurs. Thom détesta qu’on lui adresse un ultimatum, mais il finit par capituler.
— C’est promis, maîtresse al’Meara.
— Dans ce cas, marché conclu ! Allez voir la Maîtresse des Voiles et dites-lui de ma part de vous trouver un réduit où loger, loin de nos pattes… Et maintenant, du balai, et plus vite que ça !
Sandar s’inclina une dernière fois et s’en fut. Thom l’imita à contrecœur.
— N’as-tu pas été un peu dure ? demanda Elayne quand les deux hommes furent assez loin pour ne plus pouvoir l’entendre. Nous allons devoir voyager ensemble, après tout. La courtoisie est un gage de bonne entente.
— Avec eux, il vaut mieux partir d’un bon pied, mon amie… Thom sait très bien que nous ne sommes pas de vraies Aes Sedai.
Nynaeve baissa la voix et regarda autour d’elle. Personne ne s’intéressait aux deux passagères, à part Coine, debout près du mât de misaine, qui les lorgnait tout en écoutant le trouvère et le pisteur de voleurs.
— Les hommes étant bavards de nature, Sandar le saura très bientôt. Ces types ne seraient pas un danger pour deux sœurs, mais pour deux Acceptées ? Si on leur laisse la bride sur le cou, ils ne tarderont pas à prendre des initiatives sans se soucier de nos ordres. Je n’ai pas l’intention de les laisser faire, tu peux me croire !