— Tu as peut-être raison… Tu crois qu’ils savent pourquoi nous allons à Tanchico ?
— Non. Dans le cas contraire, ils seraient moins optimistes. Tant qu’à faire, je préférerais ne rien leur dire, sauf si on ne peut pas l’éviter.
Une façon de rappeler à Elayne qu’elle avait trop parlé devant la Maîtresse des Voiles.
— Tiens, voici le dicton du jour : « Emprunte des ennuis, et tu les rembourseras dix fois. »
— On croirait que tu ne fais pas confiance à ces hommes…
Elayne aurait volontiers dit que Nynaeve se comportait comme Moiraine, mais elle n’avait pas envie de déclencher une tempête.
— Tu crois qu’ils sont fiables ? Juilin Sandar nous a déjà trahies une fois. Je sais qu’aucun homme n’aurait pu faire autrement, mais ça ne change rien. De plus, Liandrin et les autres le connaissent. Il faudra le forcer à changer de vêtements et à se laisser pousser les cheveux – et peut-être une moustache, comme le tablier de sapeur du trouvère. Ça devrait suffire.
— Et Thom Merrilin ? Moi, je trouve qu’il est digne de confiance. J’ignore pourquoi, mais c’est ainsi.
— Il a reconnu que Moiraine l’a envoyé, c’est vrai. Mais qu’a-t-il omis de dire ? Que lui a-t-elle raconté ? Doit-il nous aider ou… autre chose ? Moiraine n’est jamais très franche du collier, et je me fie à elle à peine plus qu’à Liandrin. Et encore… Pour aider Rand, elle est prête à se servir de nous. Ou plutôt, pour faire de Rand ce qu’elle veut… Si c’était possible, elle lui mettrait une laisse comme à un chiot.
— Moiraine sait ce qu’il faut faire, Nynaeve…
Elayne pensait ce qu’elle disait, mais ça ne la ravissait pas. Ce que Moiraine croyait devoir faire risquait de précipiter Rand sur le chemin de Tarmon Gai’don. En d’autres termes, vers sa fin… Avec Rand, le sort du monde était dans la balance. Il était stupide, enfantin et idiot que les plateaux de cette balance restent immobiles à cause d’elle. Elle n’osait pourtant pas les faire basculer dans un sens ou un autre, même virtuellement, parce qu’elle ignorait lequel elle choisirait.
— Elle le sait mieux que Rand, et mieux que nous.
— C’est possible, concéda Nynaeve. Mais je ne suis pas obligée d’aimer ça.
Alors qu’on larguait les amarres, les voiles triangulaires se déployèrent soudain et le Voltigeur des Flots s’éloigna du quai. D’autres voiles triangulaires et carrées se gonflant au vent, le bateau décrivit un arc de cercle pour contourner les autres navires au mouillage puis se dirigea vers l’aval du fleuve, mettant le cap au sud.
Le Peuple de la Mer naviguait avec toute l’adresse qu’un maître cavalier mettait à chevaucher un étalon. L’étrange roue à rayons devait bien manœuvrer la barre – où qu’elle fût –, car le navire changeait de cap à mesure qu’un membre d’équipage (un homme, constata Elayne, soulagée) au torse nu la faisait tourner. La Maîtresse des Voiles et la Régente des Vents se tenaient côte à côte près du mât de misaine. De temps en temps, Coine consultait sa sœur avant de lancer un ordre bref.
Toram resta un moment sur le pont, le visage de marbre, puis il disparut par l’échelle.
Un Tearien se tenait sur le pont surélevé. Un type enrobé à l’air découragé qui se frottait nerveusement les mains. Vêtu d’une redingote jaune passé aux amples manches grises, il était monté à bord juste avant qu’on retire la passerelle. Selon les lois locales, ce pilote était censé guider le Voltigeur jusqu’à la mer, car aucun navire n’était autorisé à traverser les Doigts du Dragon en l’absence d’un tel timonier. Le découragement du bonhomme était sûrement dû à son inutilité flagrante. L’ignorant superbement, les marins n’accordaient pas la moindre attention à ses ordres.
Annonçant qu’elle allait découvrir la taille de leur cabine, Nynaeve disparut dans la cage d’escalier – non, dans l’écoutille de l’échelle. Heureuse de sentir la caresse de la brise et d’assister au départ, Elayne resta sur le pont. Voyager et découvrir de nouveaux lieux était pour elle une joie d’autant plus précieuse qu’elle n’aurait jamais dû la connaître. Si la Fille-Héritière faisait bien quelques visites officielles, et continuait lorsqu’elle montait sur le trône, elle ne jouissait d’aucune véritable liberté de mouvement. Rien à voir avec l’expérience qu’elle vivait. Des Atha’an Miere aux pieds nus et un navire qui filait vers la mer.
« Filer » était le bon verbe, car la rive passait plutôt vite devant les yeux d’Elayne. Elle distingua quelques fermes solitaires, mais pas de village. Entre la ville et la mer, Tear n’autorisait pas que se crée la plus petite agglomération susceptible de lui faire un jour de la concurrence. Dans tout le pays, les Hauts Seigneurs contrôlaient la taille des villages et des villes par le biais d’une taxe à la construction dont le taux augmentait avec chaque bâtiment supplémentaire. Si des impératifs stratégiques n’avaient pas justifié son existence – en d’autres termes, s’il n’avait pas fallu garder en permanence un œil sur Mayene – Elayne aurait parié que Godan n’aurait jamais eu le droit de pousser comme un champignon dans la baie de Remara.
En un sens, laisser derrière soi des gens si bizarres était un soulagement. Enfin, si elle n’avait pas été également obligée d’abandonner le plus bizarre d’entre tous…
À mesure que le Voltigeur progressait vers le sud, et surtout quand il s’engagea dans le labyrinthe de canaux appelé les Doigts du Dragon, le nombre de bateaux de pêche, souvent très petits, augmenta considérablement. Très souvent, leur présence était signalée par les mouettes et les oiseaux pêcheurs qui tournaient au-dessus d’eux et par les longues perches qui tenaient leurs filets. Tout le reste disparaissait derrière un rideau de roseaux et de scléries à larges feuilles mollement agité par la brise. Sur les nombreux îlots, d’étranges arbustes se dressaient comme des épouvantails, leurs racines entrelacées exposées à l’air libre. Les bateaux qui s’enfonçaient dans cette zone dangereuse n’utilisaient pas de filet. En voyant quelques-uns de près, Elayne constata que des hommes et des femmes y pêchaient à la ligne, sortant de l’eau des poissons aux rayures noires longs comme leur bras.
Une fois dans le delta, le pilote commença à faire les cent pas sur le pont. Pinçant le nez, il refusa une assiette de soupe de poisson épicée accompagnée d’un beau morceau de pain.
Elayne se régala et alla jusqu’à nettoyer le fond de son assiette avec le pain. Cela dit, elle partageait le malaise du Tearien. Larges ou étroits, les canaux partaient dans toutes les directions et certains se terminaient en cul-de-sac sur un mur de roseaux. Comment savoir, lorsqu’on en longeait un, s’il n’allait pas subir le même sort au lacet suivant ?
Pourtant, Coine ne fit pas ralentir le Voltigeur et elle ne parut jamais avoir l’ombre d’un doute sur la direction à suivre. À l’évidence, elle connaissait le bon itinéraire – ou c’était Jorin, qui pouvait le dire ? – mais ça ne rassurait pas le pilote, qui semblait redouter que le navire s’ensable ou s’échoue.
En fin d’après-midi, l’embouchure du fleuve apparut enfin. Au-delà, la mer des Tempêtes s’étendait à l’infini.
Les marins firent une manœuvre avec les voiles et le navire s’arrêta lentement. À cet instant, Elayne remarqua qu’un grand canot, ses rames rappelant les pattes d’un insecte aquatique, s’éloignait d’une île où quelques maisons de pierre grisâtre se dressaient autour d’un étrange bâtiment très étroit et très haut au-dessus duquel flottait l’étendard de Tear, à savoir trois croissants blancs sur un champ rouge et or.