S’emparant de la bourse que Coine lui tendit en silence, le pilote descendit l’échelle de coupée et sauta dans le canot dès qu’il fut à portée.
Laissant les Doigts du Dragon derrière lui, le Voltigeur reprit sa route et sa poupe fendit enfin les premiers brisants de la haute mer. Grimpés dans le gréement, les marins donnèrent plus de voile et le bateau prit très rapidement de la vitesse.
Quand la dernière bande de terre ne fut plus visible à l’horizon, les femmes se défirent de leur chemisier – toutes les femmes, y compris la Maîtresse des Voiles et la Régente des Vents. Elayne ne sut plus où regarder. Tant de femmes torse nu, et qui ne se souciaient pas des hommes les entourant. Aussi troublé que la Fille-Héritière, Juilin Sandar semblait hésiter entre profiter du spectacle et regarder ses pieds. Finalement, il alla se réfugier dans l’entrepont.
Refusant de se laisser dicter ainsi son comportement, Elayne décida de contempler le large.
Des coutumes différentes…, se souvint-elle. Eh bien, tant qu’on ne me demande pas de les adopter.
Cette seule idée faillit la faire éclater d’un rire hystérique. En un sens, l’Ajah Noir était moins inquiétant que cette éventualité. Des coutumes différentes… Rien que ça !
Le ciel vira au pourpre, le soleil devenu une boule d’or terni à l’horizon. Des dauphins escortaient le navire, se livrant avec ardeur à des acrobaties aquatiques. Plus loin, des poissons brillants bleu et argent nageaient en petits bancs, glissant entre deux eaux sur une bonne cinquantaine de brasses avant de replonger dans les profondeurs aux reflets gris et bleus. Elayne suivit leur manège, émerveillée, jusqu’à ce qu’ils finissent par ne plus remonter à la surface.
Mais les dauphins continuèrent à mobiliser son attention. On eût dit une escorte résolue à conduire le Voltigeur jusqu’à sa destination. Bien entendu, Elayne les reconnaissait parce qu’elle avait vu des images dans des livres. Si un homme tombait à l’eau et risquait de se noyer, disait-on, les dauphins le poussaient jusqu’à la terre ferme. Même si elle n’était pas sûre d’y croire, Elayne appréciait cette jolie histoire.
Elle suivit les dauphins le long du bastingage, jusqu’à la proue, où ils prirent un peu d’avance pour offrir à la jeune femme un nouveau spectacle d’acrobatie.
Alors qu’elle atteignait la pointe de la proue, Elayne s’avisa que Thom Merrilin occupait déjà cette position. Sa cape battant au vent, il souriait aux dauphins – un peu tristement, sembla-t-il à la Fille-Héritière.
Décidément, il lui paraissait familier !
— Quelque chose ne va pas, maître Merrilin ?
— Appelez-moi Thom, ma dame.
— Thom, si vous y tenez. Mais alors, oubliez le « ma dame ». Ici, je suis maîtresse Trakand.
— Si ça peut vous faire plaisir, maîtresse Trakand.
— Comment pouvez-vous regarder ces dauphins et être malheureux, Thom ?
— Ils sont libres, murmura le trouvère comme s’il parlait tout seul. Pas de décisions à prendre ni de prix à payer ! Et aucun souci, à part trouver de quoi manger. Et se méfier des requins et des orques… Sans parler d’une centaine de dangers que je ne connais pas. Au fond, leur vie n’est peut-être pas si formidable que ça.
— Vous les enviez quand même ?
Le trouvère ne répondit pas. De toute façon, ce n’était pas la bonne question. Elayne devait le faire sourire – mieux encore, rire. Si elle y parvenait, elle se rappellerait sûrement où elle l’avait vu. Elle choisit donc un sujet susceptible de le réjouir.
— Avez-vous envie de composer l’épopée de Rand, Thom ?
Les épopées étaient en principe réservées aux bardes, mais un peu de flatterie ne faisait jamais de mal.
— L’épopée du Dragon Réincarné… Loial a l’intention d’en faire un livre.
— Qui sait, maîtresse Trakand ? Qui sait ? Mais mon œuvre ou celle de Loial ne compteront pas, à l’échelle du temps. Nos récits ne survivront pas. Quand viendra le prochain Âge… (Thom fit la moue et se tortilla la moustache.) Quand on y pense, c’est peut-être pour dans un an ou deux. Comment reconnaît-on la fin d’un Âge ? Il ne peut pas toujours s’agir d’une catastrophe comme la Dislocation. Mais si les prophéties ne mentent pas, ce sera le cas pour l’Âge en cours. C’est toujours le problème, avec les prédictions. L’original est en ancienne langue, et souvent en plain-chant pour ne rien arranger. Quand on ne sait pas ce que signifie un passage, il est impossible à comprendre. Doit-on le prendre à la lettre ou est-il une façon fleurie de faire passer un message radicalement différent ?
— Nous parlions de votre épopée, dit Elayne, essayant de ramener le trouvère sur son terrain.
Mais Thom secoua sa tête à la chevelure blanche en broussaille.
— Non, je parlais du changement ! Mon épopée, si je la compose, et le livre de Loial ne seront que des « graines », si nous avons tous les deux de la chance. Les gens qui savent la vérité mourront, et les petits-enfants de leurs petits-enfants se souviendront de tout autre chose. Bien entendu, cela se reproduira de génération en génération. Quand il y en aura eu une vingtaine, vous pourriez être l’héroïne de cette histoire à la place de Rand.
— Moi ? fit Elayne avec un petit rire.
— Ou Mat, ou peut-être Lan… Oui moi, qui peut le dire ? (Un sourire adoucit le visage parcheminé du trouvère.) Un artiste capable de respirer des flammes plutôt que d’en cracher. Puis de carboniser ses cibles comme une Aes Sedai. (Il fit virevolter sa cape.) Thom Merrilin le héros mystérieux qui renversait les montagnes et faisait monter des rois sur leur trône. (Il éclata de rire.) Rand al’Thor pourra s’estimer heureux si l’Âge à venir se souvient correctement de son nom.
Elayne eut la certitude de ne pas se tromper. Ce visage et ce rire plein de dérision lui rappelaient bien quelqu’un. Mais d’où lui venait ce souvenir ?
Elle devait continuer à le faire parler.
— Les choses se passent toujours comme ça ? Par exemple, de nos jours, personne ne doute qu’Artur Aile-de-Faucon ait bien fondé un empire. On le sait dans le monde entier, ou presque.
— Artur, jeune maîtresse ? Il a fondé un empire, c’est vrai, mais croyez-vous qu’il ait fait tout ce que prétendent les récits et les épopées ? Exactement comme c’est rapporté ? Pensez-vous qu’il ait vraiment tué les cent meilleurs guerriers d’une armée adverse, les uns après les autres ? Voyez-vous vraiment les deux camps attendre qu’un des généraux – un roi, rien que ça ! – ait fini de livrer cent duels ?
— C’est ce que disent les livres.
— Du matin au soir, aucun homme n’aurait le temps de vaincre cent adversaires, mon enfant.
Elayne faillit interrompre le trouvère. « Mon enfant » ? Il s’adressait quand même à la Fille-Héritière d’Andor. Mais quand il était lancé, cet homme aurait effectivement renversé des montagnes.
— Et tout ça remonte à mille ans seulement. Pensez aux histoires antérieures à l’Âge des Légendes. Mosk et Merk se sont-ils vraiment battus avec des lances de feu ? Étaient-ils vraiment des géants ? Quant à Elsbet, fut-elle vraiment la reine du monde et Anla était-elle bien sa sœur ? Et Anla la conseillait-elle, ou était-ce une autre personne ? Dans le même ordre d’idées, de quel animal vient l’ivoire et quelle plante produit la soie ? À moins qu’elle vienne elle aussi d’un animal.
— Je ne sais pas pour les autres questions, répondit Elayne, toujours vexée d’avoir été traitée par-dessus la jambe, mais pour la soie et l’ivoire, vous pouvez demander au Peuple de la Mer.
Thom éclata encore de rire. C’était le but recherché par Elayne, même si ça ne lui apporta pas la solution de l’énigme, renforçant simplement la certitude qu’elle connaissait cet homme. Mais au lieu de la traiter de « jeune idiote », comme elle s’y attendait à moitié, il soupira :