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— Pragmatique et directe, comme votre mère. Toutes les deux les pieds bien campés sur terre, et pas beaucoup de place pour la fantaisie.

Elayne pointa le menton et pinça les lèvres. Certes, elle se faisait passer pour une banale maîtresse Trakand, mais quand même ! Ce vieil homme était fort agréable, et elle entendait résoudre l’énigme qu’il représentait pour elle, mais ce n’était qu’un trouvère, tout compte fait, et il ne devait pas parler ainsi d’une reine.

Bizarrement – et ça ne fit rien pour apaiser le courroux d’Elayne – il semblait amusé. Oui, amusé !

— Les Atha’an Miere ne le savent pas non plus, dit Thom, car ils ne voient pas grand-chose des terres qui s’étendent au-delà du désert des Aiels. En fait, ils connaissent à peine les alentours des rares ports où ils ont l’autorisation de mouiller. Ces villes ont de très hauts murs d’enceinte, et on leur interdit de monter sur les créneaux pour voir le paysage. Si un de leurs navires accoste ailleurs – et plus encore un bateau qui bat un autre pavillon, car ils sont les seuls à pouvoir s’aventurer dans ces contrées –, le bâtiment et son équipage disparaissent à tout jamais. Et c’est tout ce que je sais après de longues années – bien trop longues à mon goût ! – passées à me renseigner sur la question. Les Atha’an Miere sont muets comme des tombes, quand il s’agit de garder un secret, mais là, je crois qu’ils n’ont pas à se forcer pour ne rien dire. D’après ce que je sais, les Cairhieniens avaient droit au même traitement à l’époque révolue où ils avaient le droit d’emprunter la Route de la Soie, dans le désert des Aiels. Ces marchands ne voyaient que des villes fortifiées, et s’ils s’éloignaient de l’itinéraire prévu, ils disparaissaient à jamais.

Elayne étudia le trouvère avec une attention soutenue – comme s’il était au moins aussi exotique que les dauphins. Quel genre d’homme était-il ? Au moins deux fois, il aurait pu se moquer d’elle – bon, il s’était montré amusé, ce qui était presque aussi vexant –, mais il avait choisi de lui parler comme… Eh bien, comme un père qui s’adresse à sa fille.

— Vous pourriez trouver quelques réponses sur ce bateau, Thom. Le Voltigeur devait mettre le cap sur l’est, mais nous avons convaincu la Maîtresse des Voiles de nous conduire à Tanchico. La destination d’origine, selon le Gérant du Fret, était Shara, à l’est de Mayene – au-delà du désert des Aiels, peut-on supposer.

Thom dévisagea Elayne en silence.

— Shara, dites-vous ? Je n’ai jamais entendu ce nom de ma vie. Est-ce une ville ou une nation ? Une cité-État, peut-être… J’aimerais bien en apprendre plus…

Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je dit pour qu’il tique ainsi ? Par la Lumière ! je lui ai raconté que nous avions convaincu Coine de modifier ses plans.

Ce n’était pas dramatique, pourtant Elayne se tança intérieurement. Un mot de trop, face à ce charmant vieil homme, ne pouvait pas faire de mal. La même erreur, à Tanchico, pouvait lui coûter la vie – sans parler de Nynaeve, du pisteur de voleurs ou de Thom lui-même. S’il était un si charmant vieil homme que ça…

— Thom, pourquoi venez-vous avec nous ? Parce que Moiraine vous l’a demandé, c’est tout ?

Les épaules du trouvère tressaillirent – parce qu’il riait, constata Elayne. De l’autodérision…

— Quelque chose comme ça, peut-être bien… Quand une Aes Sedai demande une faveur, il est difficile de lui résister. Mais c’est peut-être l’idée de voyager en votre compagnie qui m’a séduit. À moins que j’aie décidé que Rand est assez vieux pour s’occuper tout seul de sa peau pendant quelque temps.

Thom rit aux éclats et Elayne ne put s’empêcher de l’imiter. L’idée que ce vieil homme aux cheveux blancs puisse veiller sur Rand était vraiment risible. Alors qu’il la regardait, la sensation qu’elle pouvait se fier à lui revint, plus forte que jamais. Pas seulement parce qu’il pouvait rire de lui-même, même si ça jouait un rôle. La véritable raison lui échappait, mais elle aurait juré, en sondant les yeux bleus de cet homme, qu’il était parfaitement incapable de lui faire du mal.

L’envie de tirer de nouveau sur sa moustache la démangea, mais elle força ses mains à rester tranquilles. Enfin, elle n’était plus une enfant !

Une enfant ? Elle ouvrit la bouche – et soudain ce qu’elle voulait dire lui sortit de l’esprit.

— Thom, excusez-moi, je vous prie, mais je dois…

Sans finir sa phrase ni attendre de réponse, Elayne s’éloigna vers la proue. Sans nul doute, Thom allait penser que le roulis du Voltigeur lui avait flanqué la nausée. De fait, le quatre-mâts fendait de plus en plus vite les vagues et il secouait rudement ses passagers.

Sous les assauts d’un vent de plus en plus frais, deux hommes aux muscles gonflés par l’effort luttaient pour maintenir la grande roue dans la bonne position. Coine n’était pas sur le pont. En revanche, Jorin se tenait près des deux marins, torse nu comme eux, étudiant le ciel où des nuages tourbillonnaient plus violemment encore que l’océan.

La nudité de la Régente des Vents ne perturba pas Elayne, pour une fois. En revanche, l’aura qui l’enveloppait – celle d’une femme unie au saidar – la fit frissonner de la tête aux pieds. C’était ça qui l’avait « appelée », lui faisant oublier Thom. Une femme en train de canaliser le Pouvoir.

Elayne s’immobilisa pour voir ce que faisait la Régente des Vents. Elle manipulait des flux d’Air et d’Eau épais comme des cordages, mais son tissage était très entrelacé – presque délicat – et il s’étendait sur l’eau aussi loin que l’œil pouvait voir, tel un réseau qui la survolait.

Le vent gagna encore en puissance et les deux marins luttèrent de plus belle. À présent, le Voltigeur volait au-dessus des flots plus qu’il les fendait.

Puis Jorin cessa de tisser, l’aura du saidar disparut et la femme s’appuya au bastingage, la tête posée sur les mains.

Elayne monta l’échelle sans hâte. Dès qu’elle fut assez près de l’Atha’an Miere, celle-ci lui parla sans prendre la peine de tourner la tête vers elle.

— Pendant que je travaillais, j’ai senti que vous me regardiez… Si je m’étais arrêtée, il aurait pu y avoir un grain que le Voltigeur lui-même n’aurait pas pu surmonter. La mer des Tempêtes porte bien son nom, et elle n’a pas besoin de mon aide pour déchaîner des vents hostiles. Je ne voulais pas intervenir, mais Coine a dit que nous devions aller le plus vite possible. Pour vous et pour le Coramoor. (Jorin leva les yeux au ciel.) Si la Lumière le veut, ce vent tiendra jusqu’au matin.

— C’est pour ça que le Peuple de la Mer refuse en principe les Aes Sedai ? demanda Elayne en venant se placer à côté de la Régente des Vents. Afin que la Tour Blanche ignore que les Régentes des Vents savent canaliser ? Et c’est pour ça que la décision de nous accepter vous revenait, alors que votre sœur commande le bateau ? Jorin, la tour ne fera rien contre vous. Aucune loi n’interdit à une femme de canaliser le Pouvoir, même si elle n’est pas une sœur.

— Votre Tour Blanche essaierait d’intervenir… Elle tenterait d’avoir une influence sur nos bateaux, où nous sommes libres loin du continent et de ses peuples. Elle s’efforcerait de nous lier à elle, nous coupant ainsi de la mer. (Jorin soupira.) Une vague qui a déferlé ne peut jamais être rappelée…

Elayne aurait aimé dire à l’Atha’an Miere qu’elle se trompait. Mais la Tour Blanche, en réalité, recherchait bien les femmes et les jeunes filles susceptibles d’apprendre à canaliser. Primo pour augmenter le nombre d’Aes Sedai, en chute régulière depuis très longtemps. Secundo parce qu’il était dangereux d’utiliser le Pouvoir sans formation. Pour être honnête, une femme apte à suivre l’enseignement permettant d’entrer en contact avec la Source Authentique trouvait à la tour tout ce dont elle avait besoin – au moins jusqu’à ce qu’elle soit assez formée pour ne pas se tuer ou massacrer les autres par erreur.