Une femme très grande, aux yeux de Moiraine – sans doute encline à étalonner les autres à l’aune de sa taille, inférieure à la normale au Cairhien, où les gens n’étaient pourtant pas bien grands – et dotée d’une poitrine un peu trop généreuse.
— Oui, une pauvre femme…, souffla Moiraine, mais sans une once de sympathie.
Constater qu’Egwene n’avait pas encore assez évolué pour voir systématiquement sous la surface des choses avait quelque chose de rassurant. Cela dit, la jeune femme était déjà bien plus avancée qu’elle aurait dû l’être. Il restait à la modeler avant de la plonger dans un bain de trempe, comme tout bon acier.
Thom n’avait pas été clairvoyant avec Alteima. Ou avait-il volontairement fermé les yeux ? Ce trouvère avait d’étranges réticences quand il s’agissait de s’en prendre aux femmes. La Haute Dame Alteima, en réalité, était bien plus dangereuse que son mari ou son amant – deux marionnettes qu’elle avait manipulées avec un talent consommé. En Tear, il n’existait peut-être personne de plus dangereux qu’elle. À coup sûr, elle ne tarderait pas à se trouver d’autres pantins. Tirer les ficelles dans l’ombre était son style, et elle n’en changerait pas. Tôt ou tard, il faudrait la neutraliser.
Moiraine balaya du regard les rangées de nobles jusqu’à ce qu’elle localise Estanda, superbe dans une robe de soie jaune rehaussée de fil d’or et ornée d’une fraise couleur ivoire – sans oublier la petite coiffe assortie. Son incontestable beauté ternie par une gravité tendue, elle jetait de temps en temps des regards glaciaux à Alteima. Entre ces deux femmes, le stade de la simple rivalité était depuis longtemps dépassé. Entre deux hommes, tant d’inimitié aurait déjà été lavée dans le sang à l’occasion d’un duel. Si cet antagonisme pouvait être poussé à son maximum, Alteima n’aurait sûrement plus le temps de comploter contre Rand.
Un instant, Moiraine regretta d’avoir envoyé Thom en mission. En règle générale, elle préférait déléguer les intrigues mineures à d’excellents exécutants tels que le trouvère. Mais ce saltimbanque avait trop d’influence sur Rand, qui devait exclusivement dépendre des conseils de l’Aes Sedai. Et ce fichu garçon était déjà assez difficile à gérer tout seul !
N’était-ce pas Thom qui l’avait convaincu de régner sur Tear au lieu de passer à des choses plus importantes ? Mais c’était terminé, désormais. Jusqu’à nouvel ordre, Thom ne pouvait plus nuire, et on verrait plus tard comment le neutraliser une bonne fois pour toutes. L’épine dans le pied de Moiraine, c’était Rand. Qu’allait-il donc annoncer ?
— Où est-il ? s’impatienta l’Aes Sedai. On dirait qu’il maîtrise le premier talent des rois : faire attendre les autres.
Moiraine s’avisa qu’elle avait parlé à voix haute quand Egwene lui jeta un regard étonné. Aussitôt, elle chassa toute trace d’agacement de son visage. Rand finirait par se montrer et elle découvrirait ce qu’il avait à dire. En même temps que tout le monde… De quoi grincer des dents, tout de même ! Ce crétin aveugle de gamin, lancé à la course dans la nuit sans se soucier des gouffres où il pouvait tomber, entraînant le monde dans sa chute. Au minimum, Moiraine espérait l’empêcher de voler au secours de son maudit village. Il en brûlait d’envie, mais c’était un luxe qu’il ne pouvait pas s’offrir.
À moins qu’il ne soit toujours pas informé des derniers événements. On pouvait toujours espérer…
En face des deux femmes, Mat attendait lui aussi l’arrivée du Dragon Réincarné. La crinière en bataille, les mains dans les poches, sa veste verte à col montant à demi déboutonnée, il fixait la pointe de ses bottes éraflées de toutes parts. Bref, l’exact opposé de l’élégance tatillonne de l’assistance. Voyant du coin de l’œil que Moiraine le regardait, il s’agita nerveusement puis lui adressa un de ses sourires pleins de morgue et de défi.
Au moins il était là, sous l’œil attentif de l’Aes Sedai. Habile à échapper aux espions, ce jeune homme était un souci permanent et une source quotidienne de lassitude. Sans jamais montrer qu’il avait repéré un informateur, il avait l’art de se volatiliser à tout moment et dans toutes les circonstances.
— Il doit dormir tout habillé, souffla Egwene, choquée. Une sorte de coquetterie à l’envers… Mais je me demande où est Perrin. (Elle se dressa sur la pointe des pieds pour sonder l’assistance.) Je ne le vois pas.
Moiraine tenta elle aussi de localiser l’apprenti forgeron, mais elle ne parvint pas à voir grand-chose au-delà de la première rangée de nobles. Si Lan avait été tout au fond, à l’ombre des colonnes, elle ne l’aurait pas vu… L’Aes Sedai ne tenta pas de se grandir et ne sauta pas sur place comme un enfant inquiet d’avoir perdu ses parents dans la foule. Lorsqu’elle lui mettrait la main dessus, le Champion aurait droit à un sermon qu’il ne serait pas près d’oublier. Alors que Nynaeve le tirait dans un sens, des ta’veren le tirant dans l’autre – en tout cas, un ta’veren en la personne de Rand –, elle se demandait parfois comment leur lien pouvait encore résister. Cela dit, le temps que Lan passait avec Rand n’était pas perdu, car cela ajoutait un fil à la marionnette.
— Perrin doit être avec Faile, dit Egwene. Je suis sûre qu’il n’a pas filé, parce qu’il a le sens du devoir.
Sur ce point-là, le jeune homme était presque aussi fiable qu’un Champion. Du coup, Moiraine ne le faisait pas surveiller, contrairement à Mat.
— Faile a tenté de le convaincre de partir, mon enfant. Allons, n’aie pas l’air surprise ! Ils passent leur temps à parler et à se disputer quand ils se croient hors de portée d’oreille.
— Je ne suis pas surprise, mais j’ai du mal à croire que Faile essaie de le détourner de ce qu’il sait être son devoir.
— Elle ne voit peut-être pas les choses comme lui…
Au début, Moiraine elle-même n’avait pas pris la mesure de la situation. Trois ta’veren du même âge et nés dans le même village. Comment avait-elle pu ne pas voir qu’ils devaient être liés ? Depuis qu’elle en avait pris conscience, tout était devenu beaucoup plus compliqué. Comme si elle avait tenté de jongler avec trois balles colorées de Thom d’une seule main et avec un bandeau sur les yeux. Le trouvère en était capable, certes, mais elle n’aurait même pas voulu essayer en rêve.
Sur les ta’veren, l’Aes Sedai ne disposait d’aucune indication. Les prophéties ne mentionnaient même pas l’existence de ces compagnons du Dragon Réincarné…
— J’aime bien Faile, dit Egwene. Elle fait du bien à Perrin. Et ses sentiments pour lui sont très profonds.
— Oui, c’est ce qu’il paraît, en tout cas…
Si Faile devenait trop encombrante, Moiraine aurait avec elle une petite conversation sur les secrets qu’elle cachait à Perrin. Ou elle confierait cette mission à un de ses espions. Dans tous les cas, la démarche suffirait à neutraliser la jeune femme.
— Vous dites ça sans conviction, Moiraine. Pourtant, ces deux-là s’aiment pour de bon ! Seriez-vous incapable de le revoir ? Face à un sentiment sincère, ne pouvez-vous donc pas ouvrir les yeux ?
Moiraine gratifia Egwene d’un regard qui la remit sans douceur à sa place. Cette gamine ne savait rien et elle se croyait omnisciente. Alors qu’elle allait le lui rappeler sur un ton rien moins qu’aimable, Moiraine entendit des murmures et des petits cris de surprise – voire de peur – courir dans les rangs de nobles.
Avec la plus grande hâte, et en se bousculant d’abondance, la foule se fendit en deux pour céder le passage à Rand. Marchant à grandes enjambées, le regard rivé devant lui, le Dragon Réincarné portait Callandor au creux de son bras droit, comme il l’eût fait d’un sceptre.