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Le suivant comme son ombre, une centaine d’Aiels armés jusqu’aux dents, leur shoufa autour de la tête et leur voile noir sur le visage, avaient incité les Hauts Seigneurs et les Hautes Dames à ne pas faire d’obstruction.

Au premier rang, juste derrière Rand, Moiraine crut reconnaître Rhuarc à sa gestuelle et à sa démarche. À cette exception près, les guerriers n’étaient plus qu’un groupe anonyme résolu à tuer s’il le fallait. Quoi qu’il ait décidé d’annoncer, Rand entendait à l’évidence étouffer dans l’œuf toute résistance.

Alors que son escorte s’immobilisait, Rand vint se camper au centre de la zone circulaire, sous le dôme. Très lentement, il balaya l’assistance du regard. Surpris de voir Egwene – et peut-être même ému –, il eut un sourire agressif à l’intention de Moiraine. En revanche, son visage s’illumina lorsqu’il reconnut Mat. Et quand ils se sourirent, les deux jeunes hommes ressemblèrent soudain à des gamins facétieux.

Plus blêmes les uns que les autres, les nobles ne savaient plus s’ils devaient regarder le Dragon Réincarné, Callandor au creux de son bras, ou les Aiels voilés de noir.

Deux images de la mort qui risquait de les frapper, si les choses tournaient mal…

— Le Haut Seigneur Sunamon, commença Rand sans préambule, faisant sursauter le noble bedonnant en question, m’a garanti qu’il signerait avec Mayene un traité respectant strictement les consignes que je lui ai données. Bien entendu, il me l’a garanti sur sa vie.

Rand éclata de rire, comme s’il venait de lancer une bonne blague. L’assistance rit de bon cœur avec lui, à l’exception notable de Sunamon, verdâtre comme s’il allait être malade.

— S’il échoue, continua Rand, il a accepté de finir au bout d’une corde, et c’est exactement ce qui lui arrivera.

Les rires moururent et Sunamon vacilla sur ses jambes.

Les poings serrant le devant de sa robe, Egwene lança à Moiraine un regard perplexe. Impassible, l’Aes Sedai se contenta d’attendre la suite. À coup sûr, Rand n’avait pas convoqué toute la noblesse du coin pour évoquer un traité ou menacer de pendaison un gros crétin suant de peur.

À toutes fins utiles, Moiraine se força à lâcher le devant de sa propre robe.

Rand pivota sur lui-même, sondant tous les visages du premier rang.

— Grâce à ce traité, nous aurons bientôt des bateaux pour convoyer vers l’ouest notre grain et trouver ainsi de nouveaux marchés. (Il y eut quelques murmures approbateurs, vite étouffés.) Mais ce n’est pas tout : les armées de Tear vont se mettre en mouvement.

Des cris montèrent de la foule, se perdant dans les profondeurs de la voûte. Les hommes, y compris les Hauts Seigneurs, jetèrent en l’air leur chapeau et brandirent rageusement le poing. Aussi ravies que les mâles, les femmes sourirent aux anges et embrassèrent sur les deux joues les héros potentiels du futur conflit. Apparemment submergées par l’émotion, elles reniflèrent discrètement la petite fiole de sels dont aucune Tearienne digne de ce nom ne se séparait jamais. Comme si la perspective d’une boucherie avait pu émouvoir ces femmes de tête dépourvues de cœur.

— Mort à l’Illian ! Mort à l’Illian !

Moiraine vit bouger les lèvres d’Egwene, dont les paroles se perdirent dans le vacarme – mais l’Aes Sedai les comprit quand même.

— Non, Rand, non… Je t’en prie, non !

Mat plissait le front, son déplaisir évident. À part les Aiels et le Dragon lui-même, seuls les deux jeunes gens de Champ d’Emond ne participaient pas à la jubilation générale.

Un peu de sueur perlant sur son front, Rand affichait un sourire méprisant. À cette vue, qui ne la surprit pas, Moiraine devina qu’il était loin d’en avoir terminé.

Quand il leva la main gauche, le silence se fit lentement, les premiers rangs incitant les autres à se taire.

— Nos armées partiront pour le nord et entreront au Cairhien. Le Haut Seigneur Meilan les commandera et les Hauts Seigneurs Gueyam, Aracome, Hearne, Maraconn et Simaan le seconderont. Cette expédition sera généreusement financée par le Haut Seigneur Torean, de loin le plus prospère d’entre vous. Bien entendu, il accompagnera les troupes pour s’assurer que son argent n’est pas jeté par les fenêtres.

Un lourd silence ponctua cette déclaration. Personne ne broncha, même si Torean semblait avoir quelque peine à tenir sur ses jambes.

Moiraine tira mentalement son chapeau à Rand. En éloignant ces sept hommes, il étouffait dans l’œuf les sept complots les plus dangereux actuellement en cours contre lui. Cerise sur le gâteau, les sept gaillards s’entendaient bien trop mal pour ourdir entre eux une huitième machination.

Thom Merrilin avait très bien conseillé Rand. Et à l’évidence, les espions de Moiraine avaient manqué quelques notes glissées par le trouvère dans la poche du jeune homme.

Mais le reste de ce plan ? Car enfin, c’était de la folie. À coup sûr, Rand n’avait pas pu trouver ces réponses-là de l’autre côté du ter’angreal.

De toute évidence, Meilan abondait dans le sens de l’Aes Sedai, même si c’était pour des raisons différentes.

Prenant son courage à deux mains, il avança d’un pas, hésita, puis commença d’une voix tremblante :

— Mon seigneur Dragon…

Luttant contre la panique, il recouvra un peu de contrôle et continua d’un ton moins craintif :

— Mon seigneur Dragon, se mêler d’une guerre civile, c’est s’engager dans des sables mouvants. Une dizaine de factions s’affrontent pour conquérir le Trône du Soleil. Les alliances changent sans cesse, et les trahisons sont quotidiennes. En plus de ça, le Cairhien est infesté de bandits comme un sanglier est infesté de puces. Les paysans crèvent de faim après avoir épuisé les terres. Selon mes sources, ils mangent aujourd’hui de l’écorce et des feuilles. Seigneur Dragon, le mot « bourbier » paraît insuffisant pour décrire…

— Tu ne veux donc pas étendre la domination de Tear jusqu’à la Dague de Fléau de sa Lignée, Meilan ? Eh bien, je t’en félicite. Moi, je sais qui je veux voir sur le Trône du Soleil… Tu ne pars pas conquérir, Meilan, mais restaurer l’ordre et la paix. Au passage, tu nourriras la population. Les silos de Tear débordent – impossible de vendre de telles quantités, tu le sais bien. Cette année, les récoltes seront tout aussi généreuses, sauf si tu me désobéis… Les paysans du Cairhien ne devront plus manger de l’écorce, seigneur Meilan.

Le Haut Seigneur voulut argumenter, mais Rand saisit Callandor et orienta sa pointe de cristal sur lui.

— Une question, Meilan ?

Le Haut Seigneur secoua la tête, puis il recula, s’immergeant dans la foule comme s’il voulait disparaître.

— Je savais qu’il ne déclencherait pas une guerre ! s’exclama Egwene. Je le savais !

— Tu crois que cette aventure-là sera moins monstrueuse ? marmonna Moiraine.

Que mijotait donc le fichu garçon ? Au moins, il n’avait pas l’intention de voler au secours de son village pendant que les Rejetés envahissaient le reste du monde.

— Il y aura quand même des montagnes de cadavres, petite… Tu ne verras aucune différence entre cette folie et une guerre…

Même s’il n’avait pas obtenu une victoire éclatante, Rand aurait gagné du temps en attaquant l’Illian et Sammael. Un répit suffisant pour apprendre à contrôler son pouvoir, sans compter l’occasion d’abattre un de ses plus puissants ennemis – entre autres avantages. Mais qu’allait lui apporter son plan ? La paix au Cairhien et la fin d’une famine ? En d’autres temps, Moiraine aurait applaudi des deux mains, car il s’agissait de sa terre natale. Mais cette mission humaniste était absurde, dans les conditions présentes. Une inutile boucherie, au lieu d’affronter un adversaire qui risquait de frapper Rand à la première occasion. Pourquoi cette décision ? Lanfear y était-elle pour quelque chose ? Qu’avait-elle dit à Rand ? Que lui avait-elle fait ?