Les sangs glacés, Moiraine songea qu’elle devrait surveiller Rand d’encore plus près, désormais. Pas question de le laisser se tourner vers les Ténèbres.
— Au fait, dit Rand, comme si quelque chose lui revenait, sauf erreur de ma part, les soldats ne sont pas très doués pour nourrir les miséreux, non ? Pour cette mission, je verrais bien une femme de cœur. Ma dame Alteima, désolé de vous perturber en un moment pareil, mais accepteriez-vous ce sacerdoce ? Une nation à nourrir, ce n’est pas rien.
Et c’est un excellent moyen d’augmenter son pouvoir…, songea Moiraine.
La première erreur de Rand. À part sa décision d’aller au Cairhien plutôt que d’attaquer l’Illian…
De retour à Tear, Alteima serait sûrement sur un pied d’égalité avec Meilan ou Gueyam… et prête à comploter de plus belle. Et si Rand n’était pas prudent, elle l’aurait fait assassiner avant ça. Un accident bienvenu pouvait toujours se produire au Cairhien.
Alteima fit une élégante révérence, sa robe blanche en éventail, et parvint à dissimuler presque complètement sa surprise.
— Si le seigneur Dragon ordonne, j’obéis avec le plus grand plaisir.
— Je n’en ai jamais douté, lâcha froidement Rand. Malgré tout l’amour que vous avez pour lui, vous ne voudrez pas que votre mari vous accompagne au Cairhien. Pour un malade, le voyage serait bien trop éprouvant. J’ai pris la liberté de le faire transférer dans les appartements de la Haute Dame Estanda. Elle s’occupera de lui en votre absence et l’enverra vous rejoindre dès qu’il sera rétabli.
Estanda eut un petit sourire qui en disait long sur sa jubilation. Alteima roula de grands yeux et bascula en arrière, tombant comme une masse.
Moiraine hocha pensivement la tête. Rand s’était endurci, ça ne faisait aucun doute. Il était bien plus dangereux, désormais…
Egwene fit mine de voler au secours d’Alteima, mais Moiraine la retint par le bras.
— C’est l’émotion, rien de plus… J’ai déjà vu ça. Et de nobles dames s’occupent déjà d’elle.
Plusieurs femmes, agenouillées près d’Alteima, lui tapotaient les poignets et les mains ou lui passaient sous le nez une fiole de sels. La Haute Dame toussa, rouvrit les yeux… et faillit défaillir de nouveau quand elle vit qu’Estanda la toisait de toute sa hauteur.
— Rand vient de faire quelque chose de très intelligent, dit Egwene. Et de très cruel. Il a toutes les raisons d’avoir l’air honteux.
De fait, le Dragon ne semblait pas très fier de lui. Sans doute parce qu’il était moins dur qu’il le pensait.
— C’était pourtant mérité…, fit remarquer Moiraine.
Egwene était décidément prometteuse, même si elle ne comprenait pas tout pour l’instant. Mais elle avait encore besoin d’apprendre à contrôler ses émotions afin de faire la distinction entre ce qu’elle aurait désiré faire et ce qu’il fallait absolument faire.
— Espérons qu’il en a fini avec l’intelligence pour aujourd’hui…
Dans la grande salle, très peu de gens avaient compris ce qui venait de se passer – n’était que l’évanouissement d’Alteima avait bouleversé le seigneur Dragon.
Aux derniers rangs, quelques voix crièrent « Mort au Cairhien », mais personne ne reprit ce mot d’ordre parfaitement stupide.
— Avec toi pour nous guider, seigneur Dragon, nous dominerons le monde ! brailla un jeune type qui soutenait à demi Torean.
C’était Estean, le fils aîné du Haut Seigneur. Le visage verruqueux ne pouvait pas tromper, malgré la banalité des traits…
Comme si on l’arrachait à une profonde méditation, Rand releva la tête.
— Je ne serai pas avec vous, dit-il, semblant perturbé ou peut-être un rien agacé. Je vais m’absenter quelque temps.
Dans un silence de mort, tous les regards se rivèrent sur le seigneur Dragon. Les yeux baissés sur Callandor, Rand la porta soudain au niveau de ses yeux. La sueur ruisselant à présent sur son visage, il déclara :
— La Pierre abritait Callandor avant que je vienne et elle la protégera jusqu’à mon retour.
L’épée transparente brilla entre les mains de Rand. Orientant sa pointe vers le sol, il enfonça la lame dans la pierre. Alors qu’une gerbe d’étincelles jaillissait en direction de la voûte, la Pierre tout entière trembla, renversant comme des quilles les nobles dames et les dignes seigneurs.
Tandis que l’onde de choc continuait à faire trembler les murs, Moiraine se dégagea d’Egwene et se releva. Qu’avait encore fait Rand ? Et pourquoi ? Quant à s’absenter… C’était le pire cauchemar de l’Aes Sedai.
À part les Aiels, qui s’étaient déjà tous relevés, les autres personnes présentes gisaient encore sur le sol. À l’exception de Rand, bien entendu. Un genou en terre, il serrait à deux mains la poignée de Callandor, la moitié de la lame enfoncée dans le sol. L’arme était de nouveau en « simple » cristal, comme si rien n’était arrivé.
Le visage luisant de sueur, Rand lâcha l’épée, ouvrant les doigts autour de la poignée jusqu’à ce qu’ils l’entourent sans la toucher. Un moment, Moiraine crut qu’il allait les refermer sur l’arme, mais il se força à se relever.
Oui, il avait dû faire un effort pour se redresser. L’Aes Sedai l’aurait juré.
— Regardez-la pendant que je serai absent, dit Rand.
Sa voix était un peu plus aiguë, comme à l’époque où Moiraine l’avait déniché dans son village. Mais sans avoir perdu l’assurance ni la fermeté qu’elle exprimait quelques instants plus tôt.
— Oui, regardez-la et pensez à moi, vous rappelant que je reviendrai pour elle. Si quelqu’un veut prendre ma place, il lui suffira de retirer cette épée du sol. (Il agita un index à l’intention de la foule et eut un sourire presque malicieux.) Mais ne perdez jamais de vue le prix de l’échec.
Sur ces mots, Rand sortit de la salle, les Aiels sur ses talons. Les yeux rivés sur l’épée plantée au cœur de la salle, les Teariens se relevèrent très lentement. Mourant d’envie de fuir à toutes jambes, ils étaient trop effrayés pour le faire, semblait-il.
— Ce… ce… cet homme ! cria Egwene tout en époussetant le devant de sa robe verte. Est-il fou ? (Elle porta une main à sa bouche.) Moiraine, dites-moi que non ! Pas encore, n’est-ce pas ?
— La Lumière fasse que non…, souffla l’Aes Sedai.
Elle non plus ne pouvait détourner le regard de l’épée. Que la Lumière emporte ce fichu garçon ! Pourquoi n’était-il pas resté le jeune homme aimable et docile qu’elle avait rencontré à Champ d’Emond ?
— Mais je vais m’en assurer, ajouta Moiraine en emboîtant le pas à Rand.
Egwene à ses côtés, elle le rattrapa rapidement dans un grand couloir aux murs ornés de tapisseries. Leur voile abaissé, les Aiels s’écartèrent pour laisser passer les deux femmes. Au passage, ils les gratifièrent du regard noir qu’ils réservaient immanquablement aux Aes Sedai.
Comment pouvaient-ils manifester tant de méfiance à Moiraine et suivre aveuglément Rand ? Pour le savoir, il aurait fallu avoir à leur sujet davantage que des bribes d’informations. Mais ils répondaient surtout aux questions qui n’avaient aucun intérêt pour Moiraine. Ses informateurs ne recueillaient rien et elle n’avait pas obtenu plus de résultats par elle-même. Pour ne rien arranger, son réseau d’espions avait baissé les bras. Une réaction normale depuis qu’on avait retrouvé une femme, ligotée et bâillonnée, pendue par les pieds aux créneaux, avec une vue imprenable sur un à-pic de quelque quatre cents pieds. Il y avait eu aussi l’étrange disparition d’un homme, certes, mais ce n’était rien comparé à l’effet dissuasif qu’avait eu la « miraculée », qui refusait obstinément de quitter le rez-de-chaussée. Pour la neutraliser, Moiraine l’avait envoyée en mission en rase campagne…