Des Aiels défilaient dans les rues ! Des Aiels quittaient la cité !
Les gens qui ne les avaient pas vus s’infiltrer de nuit au cœur même de Tear – ceux qui croyaient seulement à moitié qu’ils avaient investi la Pierre – s’alignèrent le long des rues, se massèrent derrière les fenêtres et grimpèrent sur les toits de tuile, s’asseyant à califourchon sur les faîtes et les arêtes.
Alors que ces gens comptaient les Aiels, des murmures coururent partout dans la ville. Quelques centaines de guerriers n’avaient pas pu conquérir la Pierre, voyons ! Pourtant, l’étendard du Dragon flottait toujours sur son toit. Des milliers d’Aiels devaient donc s’y tapir encore, veillant sur le seigneur Dragon.
En manches de chemise, Rand chevauchait en toute décontraction, certain qu’aucun de ces curieux ne pouvait le prendre pour ce qu’il était. Un étranger assez riche pour monter un splendide étalon tacheté – la fine fleur des pur-sang de Tear – et voyager en une très bizarre compagnie, mais un homme comme les autres, à ces détails près. Et sûrement pas le chef de la colonne, même s’il ouvrait la marche. Ce titre était sûrement attribué à Lan ou à Moiraine, qui chevauchaient un peu derrière lui, certes, mais très légèrement devant les Aiels.
Si des murmures couraient sur le passage du jeune homme, c’était à cause des guerriers qui le suivaient, pas de sa modeste personne. Parmi les curieux, beaucoup devaient même le prendre pour un garçon d’écurie qui montait le cheval de son maître. Non, peut-être pas, tout de même, parce qu’il n’aurait pas été en tête de la colonne, dans ce cas…
Quoi qu’il en soit, Rand trouvait la journée magnifique. Pas étouffante, pour une fois, mais agréablement tiède. Alors que nul n’exigeait de lui qu’il rende la justice ou dirige une nation, il pouvait apprécier les joies d’une simple chevauchée et se laisser griser par les caresses de la brise. Pour une fois, il parvenait même à oublier les hérons imprimés dans ses mains refermées sur les rênes.
Pendant un court moment, en tout cas… Oui, un très court moment.
— Rand, dit Egwene, qui chevauchait à côté de lui, tu crois qu’il était judicieux de laisser les Aiels prendre tant de choses ?
Le jeune homme tourna la tête vers sa compagne fièrement perchée sur Brume, sa fidèle jument grise. Vêtue d’une jupe d’équitation verte qu’elle avait dénichée elle seule savait où, la jeune femme portait autour du cou un foulard également vert qui retenait sa chevelure.
Moiraine et Lan suivaient à une dizaine de pas de distance. Montée sur sa jument blanche, l’Aes Sedai portait une robe de soie bleue rayée de vert et un filet doré retenait ses cheveux. Chevauchant son étalon noir, le Champion était drapé dans sa cape aux couleurs fluctuantes – un accessoire de caméléon – qui lui attirait presque autant de cris étonnés et d’exclamations que la tenue exotique des Aiels. À certains moments, quand le vent ne l’agitait pas, le vêtement semblait se fondre avec ce qui l’entourait, Lan devenant en partie invisible, comme si on pouvait voir à travers certaines zones de son corps.
Un spectacle des plus perturbants, il fallait en convenir.
Mat était également du voyage. Avachi sur sa selle, l’air résigné, il tentait de demeurer à bonne distance de l’Aes Sedai et de son Champion. Montant un hongre marron qu’il avait baptisé Pépin, il se réjouissait de l’aspect plus que quelconque de l’animal. En réalité, pour un œil expérimenté, le poitrail puissant et le garrot musclé de l’équidé laissaient augurer des qualités d’endurance et de vitesse au moins égales à celles des montures de Rand ou de Lan.
En décidant de venir, Mat avait surpris tout son monde, et Rand le beau premier. Avait-il répondu à l’appel de l’amitié ? C’était possible, mais pas certain. En matière de motivations, Mat restait un mystère, même pour ses plus proches connaissances.
— Ton amie Aviendha ne t’a donc pas expliqué ce qu’est le « cinquième », pour les Aiels ? demanda Rand à Egwene.
— Elle a mentionné quelque chose, mais… Rand, tu penses qu’elle s’est également servie ?
Derrière Moiraine et Lan – puis Mat, un peu détaché – les Aiels, guidés par Rhuarc, marchaient en deux longues files de chaque côté d’une colonne de mules de bât qui avançaient en rangs par quatre. Lorsque les guerriers voilés s’emparaient de la forteresse d’un ennemi, dans leur désert, une coutume ou une loi, Rand n’avait pas très bien compris si c’était l’une ou l’autre, les autorisait à emporter un cinquième de tout ce qu’elle contenait, à la seule exception, notable toutefois, de la nourriture. Après avoir conquis la Pierre, pourquoi auraient-ils renoncé à leurs prérogatives ?
Cela dit, les mules transportaient infiniment moins que le cinquième des trésors de la Pierre. Comme l’avait souligné Rhuarc, la cupidité, au fil de l’histoire, avait tué plus d’hommes que l’acier. Lestés sur le dessus par des tentures ou des tapis enroulés, les paniers d’osier des mules n’étaient pas lourdement chargés. Une sage précaution quand on prévoyait de traverser la Colonne Vertébrale du Monde puis de voyager dans un désert aride et hostile.
Quand vais-je leur dire ? se demanda Rand. Très bientôt, je ne peux pas faire autrement…
Moiraine estimerait sûrement que c’était audacieux – un coup de flambeur. Qui sait ? elle approuverait peut-être… Elle pensait connaître tout son plan, pour l’heure, et ne semblait pas vouloir s’y opposer. Sans nul doute, elle avait hâte que tout soit terminé. Mais les Aiels…
Que faire s’ils refusent ? Eh bien, ils auront refusé, mais ça ne changera rien…
C’était comme l’histoire du « cinquième ». Même s’il en avait eu l’intention, Rand n’aurait pas pu empêcher ses alliés de prélever leur butin. Considérant qu’ils l’avaient mérité, Rand ne s’était pas cru obligé d’aider les seigneurs de Tear à conserver ce qu’ils volaient au peuple depuis des générations.
— J’ai vu Aviendha montrer une coupe d’argent à Rhuarc, dit Rand. À la façon dont son sac cliquetait quand elle a remis la coupe dedans, il devait contenir d’autres objets en métal précieux. Tu désapprouves ?
— Non, répondit Egwene avec une légère hésitation qui ne dura pas. Mais je n’aurais pas cru ça d’elle… Cela dit, les Teariens ne se seraient pas limités au cinquième, si les positions avaient été inversées. Ils auraient emporté tout ce qui n’était pas en pierre et volé tous les chariots disponibles. Ce n’est pas parce que les coutumes des gens sont différentes des nôtres qu’il faut les condamner, Rand. Tu devrais savoir ça.
Rand eut un petit rire. On se serait cru au bon vieux temps. Comme d’habitude, alors qu’il allait lui expliquer pourquoi elle avait tort, Egwene lui jetait à la face les mots qu’il n’avait pas encore prononcés.
Sentant son maître de bonne humeur, l’étalon trotta allégrement. Toujours ravi de cette journée, Rand lui flatta l’encolure.
— Un beau cheval, dit Egwene. Comment l’as-tu baptisé ?
— Jeade’en, répondit Rand, se rembrunissant soudain.
Il avait un peu honte de ce nom et des raisons qui l’avaient poussé à le choisir. Les Voyages de Jain l’Explorateur étaient depuis toujours un de ses livres préférés, et le grand aventurier avait nommé son étalon Jeade’en – Celui Qui Trouve, en ancienne langue – parce qu’il retrouvait à tout coup le chemin de son foyer. En secret, Rand se réjouissait à l’idée que Jeade’en le ramènerait un jour chez lui. Conscient que ça n’arriverait probablement jamais, il préférait que personne ne soupçonne la raison de son choix. Désormais, les fantaisies de l’adolescence n’avaient plus de place dans sa vie. À dire vrai, on n’y trouvait plus de place pour grand-chose, à part le devoir.