Dès qu’il eut refermé la porte, il s’y appuya et utilisa une de ses hanches pour remettre en place le verrou. Tenant de nouveau le manche à deux mains, il réussit à immobiliser le tranchant de la hache à un demi-pouce de son visage. Puis il mobilisa toute sa force pour le repousser.
Dans le couloir, Faile criait et martelait la porte de coups de poing. L’entendant à peine, ses yeux jaunes brillant comme s’ils reflétaient toute la lumière de la pièce, Perrin s’adressa à son adversaire :
— C’est entre toi et moi, désormais… Par le sang et les cendres ! si tu savais combien je te hais !
Dans un coin de sa tête, Perrin éclata d’un rire hystérique.
Rand est censé devenir fou, et c’est moi qui suis en train de parler à une hache ! Rand ! Que la Lumière le brûle !
Haletant sous l’effort, Perrin réussit à avancer d’un pas vers le centre de la chambre. Assoiffée de sang, l’arme vibrait d’une rage meurtrière. Quand les forces du jeune homme parurent le trahir, il crut l’entendre pousser un cri de triomphe – son imagination, bien sûr – tandis qu’elle volait vers sa tête.
Au dernier instant, Perrin tourna sur lui-même, guidant l’arme vers la porte où elle s’enfonça avec un bruit sourd.
Aussitôt, il sentit toute vie – dans l’urgence, il ne trouva pas de mot plus approprié – déserter l’arme prisonnière du bois. Quand il la lâcha enfin, la hache resta où elle était, comme il convient à un objet inanimé.
D’une main tremblante, Perrin essuya la sueur qui ruisselait sur son front.
La folie… La folie accompagne Rand partout où il va…
Perrin s’avisa soudain qu’il n’entendait plus les cris de Faile, ni le bruit des coups contre la porte. Ouvrant le verrou, il tira le battant et découvrit que le tranchant l’avait traversé. Les mains levées, Faile, comme pétrifiée, regardait le morceau d’acier sur lequel elle avait failli frapper de toutes ses forces.
— C’est passé à un souffle…, murmura-t-elle.
Puis elle bondit sur Perrin, l’étreignit, lui embrassa le cou et les joues et murmura des propos totalement incohérents. Sans crier gare, elle s’écarta de lui et entreprit de lui palper la poitrine et les bras.
— Tu es blessé ? Tu as mal ?
— Non, tout va bien. Et toi ? Je ne voulais pas t’effrayer ainsi, mais c’est la seule idée qui m’est passée par la tête.
— Vraiment, tu n’as rien ?
— Pas une égratignure…
Une gifle phénoménale coupa la chique au jeune homme.
— Espèce de grand crétin ! Je t’ai cru mort, pauvre idiot ! Je pensais que la hache t’avait tué. J’ai cru que…
Faile se tut quand Perrin intercepta au vol la seconde gifle qu’elle lui destinait.
— S’il te plaît, ne fais plus ça, dit très calmement le jeune homme.
La main de Faile devait être imprimée en rouge sur sa joue, et il aurait sûrement mal toute la nuit.
Il ne serrait pas le poignet de son amie, de peur de lui faire mal, cependant elle ne put se libérer. Quand on jouait du marteau toute la journée devant une enclume, immobiliser le bras de Faile était un jeu d’enfant, même après un combat éprouvant contre une hache.
Faile renonça à se dégager et défia son compagnon du regard. Aucun des deux jeunes gens ne cilla.
— J’aurais pu t’aider. Tu n’avais pas le droit de me jeter dehors !
— Au contraire, c’était vital, parce que tu m’aurais gêné. Si tu étais restée, nous serions morts tous les deux. Parce que je n’aurais pas pu te protéger et combattre l’arme efficacement. (Faile voulut parler, mais Perrin haussa le ton, et elle n’insista pas.) Je fais de mon mieux pour ne pas te traiter comme si tu étais en sucre, mais si ça implique de te regarder mourir, je préfère t’attacher comme un agneau vendu au marché et t’envoyer à maîtresse Luhhan. Avec elle, tu seras obligée de filer doux…
Du coin de la langue, Perrin testa une de ses dents et trouva qu’elle bougeait beaucoup trop. Il aurait donné cher pour voir Faile tenter de regimber face à Alsbet Luhhan – une femme qui en imposait à son colosse de mari, ce qui n’était pas peu dire. Devant elle, même Nynaeve tenait sa langue – et ça, c’était en dire énormément.
Accessoirement, la dent ne semblait pas vouloir jouer les filles de l’air, conclut Perrin après un examen minutieux.
Faile éclata soudain de rire.
— Tu en serais bien capable, je parie ! Mais si tu essaies, ne t’attends pas à une partie de plaisir, parce que je n’ai rien d’un agneau ! Tu risquerais de finir entre les griffes du Ténébreux, mon garçon !
Soufflé, Perrin lâcha la jeune femme. Quelle différence y avait-il entre ce qu’il avait dit un peu plus tôt et ses dernières phrases ? Pourtant, dans un cas, Faile l’avait giflé, et dans l’autre, elle avait gentiment plaisanté. Encore qu’avec elle, il ne fallait prendre à la légère aucune menace. Elle avait des couteaux cachés un peu partout sur sa jolie personne, et elle savait s’en servir…
La jeune femme se massa ostensiblement le poignet et murmura quelque chose comme « espèce de grand imbécile velu ». Vexé, Perrin signa mentalement l’arrêt de mort de son absurde barbe, que ça plaise ou non à la donzelle.
— La hache, dit Faile à haute et intelligible voix. C’était lui, pas vrai ? Le Dragon Réincarné a tenté de nous tuer.
— C’était sans doute Rand, concéda Perrin en mettant lourdement l’accent sur le nom de son ami.
Il détestait penser au « seigneur Dragon ». Pour lui, Rand était toujours le garçon avec lequel il avait grandi à Champ d’Emond.
— Mais il n’a pas tenté de nous tuer… Pas lui…
Faile eut un sourire pincé.
— Si ce n’était pas une tentative de meurtre, prions pour qu’il n’essaie jamais de nous éliminer…
— J’ignore ce qu’il avait en tête, mais je vais lui dire de ne plus jamais recommencer.
— Perrin, je me demande pourquoi je m’inquiète tant pour un garçon si sourcilleux quand il est question de sa sécurité…
Perrin plissa le front, se demandant ce que voulait dire cette étrange remarque. Mais Faile glissa un bras sous le sien, et l’entraîna dans le couloir.
En déambulant dans la Pierre, le jeune homme continua à s’interroger sur la phrase énigmatique de sa compagne.
Quant à la hache, il l’avait laissée fichée dans la porte, histoire qu’elle ne menace plus personne.
Serrant entre ses dents le long tuyau d’une pipe, Mat ouvrit un peu plus sa veste et tenta de se concentrer sur les cartes qui reposaient devant lui – face cachée – et sur les pièces éparpillées au milieu de la table. Il portait une veste de laine à la mode andorienne, avec des broderies sur les manches et le col, et il n’avait jamais mesuré à ce point combien Tear était un royaume méridional, comparé à son pays d’origine. La sueur ruisselait sur son visage et faisait coller sa chemise à sa peau.
Autour de la table, les autres joueurs ne semblaient pas souffrir de la chaleur. Pourtant, ils portaient des vêtements encore plus épais que les siens, probablement doublés et surchargés d’ornements de toutes sortes. Deux hommes en livrée rouge et or prenaient garde à ne jamais laisser vides les gobelets d’argent des joueurs et leur proposaient régulièrement des plateaux lestés d’amuse-gueules divers. La chaleur ne semblait pas affecter non plus ces domestiques. En revanche, ils bâillaient discrètement derrière leur main dès qu’ils pensaient qu’on ne les regardait pas. Il se faisait vraiment très tard…
Mat résista à l’envie de soulever très légèrement ses cartes – dans le jargon du jeu, on parlait de « cartes fermées » – puisqu’elles ne risquaient pas d’avoir changé. Trois maîtres, la figure la plus haute dans les cinq couleurs, formaient une combinaison assez forte pour remporter la plupart des pots.