Mat aurait préféré une partie de dés. Dans les endroits où il flambait d’habitude, on trouvait rarement un paquet de cartes. En revanche, on y pratiquait une bonne cinquantaine de jeux de dés, et il excellait dans toutes les versions. Mais les jeunes nobles de Tear jugeaient indigne d’eux ces divertissements de paysans et de domestiques. Cela dit, ils se gardaient de le proclamer devant Mat. Parce qu’ils craignaient son caractère belliqueux ? Pas le moins du monde… C’étaient les amis qu’ils lui prêtaient qui les incitaient à la prudence.
À longueur de nuit, ces jeunes gens jouaient donc à la « coupe » avec des cartes peintes à la main et vernies par un artisan de la ville que leur passion, partagée par bien d’autres nobliaux de leur espèce, avait enrichi au-delà de toutes ses espérances. À part les femmes et les chevaux – et encore, pas pour longtemps ! – rien ne parvenait à arracher de la table de jeu ces gandins nés avec une cuillère d’argent dans la bouche.
En authentique joueur, Mat avait vite maîtrisé la coupe. Du coup, il s’en sortait très bien, même si ses résultats étaient bien meilleurs aux dés. Une bourse bien pansue reposait près de ses cartes, et une autre, encore plus pleine, était bien à l’abri dans sa poche. À l’époque où il vivait à Champ d’Emond, il se serait pris pour un vrai richard promis à vivre dans le luxe jusqu’à la fin de ses jours. Mais depuis son départ de Deux-Rivières, sa définition de l’opulence avait considérablement évolué.
Les jeunes nobles empilaient négligemment leurs pièces, les laissant même parfois éparpillées. La bourse était une vieille habitude que Mat n’avait aucune intention d’abandonner. Dans les tavernes et les auberges, l’aptitude à ficher très vite le camp – en particulier quand on gagnait – faisait partie de l’indispensable arsenal d’un joueur avisé.
Dès qu’il aurait raflé ce qu’il fallait pour maintenir son train de vie (selon sa nouvelle définition) Mat quitterait la Pierre à la vitesse de l’éclair – histoire que Moiraine n’ait pas le temps de deviner ses intentions. Sans les juteuses tables de coupe, il aurait joué la fille de l’air depuis un bon moment, mais en une nuit, avec ces jeunes présomptueux, on pouvait gagner plus qu’en une semaine de pratique acharnée des dés. À condition d’avoir un peu de chance, bien entendu…
Plissant le front, Mat tira nerveusement sur sa pipe, comme s’il avait des doutes sur la force de son jeu. Deux de ses adversaires fumaient également. Bien entendu, ils se pavanaient avec des pipes d’écume ornées d’argent et munies d’embouts en ambre. Dans l’atmosphère surchauffée, la fumée de leur tabac aromatisé évoquait l’odeur des essences précieuses qu’on faisait brûler dans la cheminée de la chambre d’une grande dame.
Enfin, d’après ce qu’imaginait Mat, car il n’y avait bien entendu jamais mis les pieds. Sinon, il s’en serait souvenu malgré la terrible maladie qui avait failli le tuer et l’avait laissé avec une mémoire plus que défaillante – pleine de trous, pour parler franchement, comme un napperon de dentelle !
Mais le Ténébreux en personne ne m’aurait pas fait oublier une expérience comme celle-là, si je l’avais vécue…
— Un bateau du Peuple de la Mer a accosté aujourd’hui, marmonna Reimon en mâchonnant l’embout de sa pipe.
Ce jeune seigneur large d’épaules arborait une barbe taillée en pointe et outrageusement huilée. C’était le dernier cri de la mode parmi les jouvenceaux pleins aux as, et Reimon, grand collectionneur de conquêtes féminines devant le Créateur, ne serait passé pour rien au monde à côté d’une de ces douteuses fantaisies. À part ça, il jouait atrocement mal, ce qui le rendait fort sympathique.
— Un destrier des mers, comme ils disent, marmonna-t-il en jetant au milieu de la table une pièce d’argent pour recevoir une autre carte. Des navires plus rapides que le vent, paraît-il. J’aimerais bien voir ça ! Que la Lumière brûle mon âme ! j’adorerais ça !
Reimon ne prit pas la peine de regarder sa quatrième carte. Une habitude chez lui, avant d’avoir reçu les cinq.
Le petit type rondouillard aux joues roses assis entre Mat et Reimon gloussa bêtement.
— C’est le bateau que tu veux voir, Reimon, ou les femmes ? D’exotiques beautés du Peuple de la Mer, avec leurs bagues, leur verroterie et leur démarche ondulante.
Edorion paya lui aussi, reçut une carte et fit la grimace après l’avoir regardée. Un indice qu’il ne fallait surtout pas prendre pour argent comptant. À l’en croire, Edorion avait toujours des jeux abominables – des « poubelles », comme aimaient à dire les initiés. Bizarrement, il gagnait très souvent.
— J’aurais peut-être plus de chance avec les femmes, ajouta Edorion.
Assis sur l’autre flanc de Mat, l’homme qui donnait les cartes, un autre gandin à la barbe huilée, se tapota pensivement le nez.
— Tu crois, Edorion ? Elles sont tellement sauvages, qu’on peut s’estimer heureux de les approcher assez pour sentir leur parfum.
Le donneur fit mine d’inspirer à pleins poumons, l’air extatique, et tous les joueurs rirent de bon cœur, même le mélancolique Edorion.
Estean, un jeune homme au visage passe-partout, s’esclaffa plus fort que tout le monde avant d’écarter de son front une mèche de cheveux secs et cassants. Sans sa veste jaune hors de prix, il aurait pu passer pour un fermier plutôt que pour le fils d’un Haut Seigneur. Et pas n’importe lequel, car son père possédait le domaine le plus prospère de Tear. Plus riche que tous les autres joueurs, il avait aussi tendance à lever le coude beaucoup plus qu’eux.
Se penchant au-dessus du joueur assis près de lui – un précieux nommé Baran qui semblait toujours regarder les autres de haut –, Estean enfonça un index dans les côtes du donneur. Un index franchement tremblant, nota Mat. Comme s’il redoutait que l’ivrogne lui vomisse dessus, Baran s’adossa à son siège et parvint à faire la moue autour du tuyau de sa pipe.
— Très bien vu, Carlomin ! ricana Estean. Qu’en dis-tu, Baran ? Edorion ne réussirait pas à approcher assez, pas vrai ? Mais il aurait peut-être plus de chance, pour une fois, en tentant le coup avec les Aielles, comme notre ami Mat. Des femmes bardées de lances et de couteaux… Autant inviter un lion à danser !
Un silence de mort tomba sur la table. Estean continua à rire tout seul, puis il cilla, surpris par la réaction des autres, et se passa de nouveau la main dans les cheveux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dit une bêtise ? Ah ! oui ! oui, je vois… Elles…
Mat eut beaucoup de mal à s’empêcher de foudroyer du regard cet abruti d’Estean. N’en ratant pas une, il avait fallu qu’il évoque les Aielles. Rien n’aurait pu être pire, à part faire allusion aux Aes Sedai. Ces hommes auraient préféré que des Aiels grouillent dans les couloirs, regardant avec méfiance tous les natifs de Tear, plutôt que de cohabiter avec une seule Aes Sedai. Or, selon eux, il y en avait au moins quatre parmi les compagnons de Rand…
Tirant une couronne d’argent andorienne de sa bourse, Mat la poussa lentement vers le pot. Sans se presser non plus, Carlomin lui donna une carte.
Mat la souleva du bout d’un ongle et resta de marbre alors qu’il venait de découvrir le Maître de Coupes – un Haut Seigneur de Tear, dans ce paquet. La représentation des maîtres variait selon le lieu de fabrication des jeux de cartes. Mais il y avait une constante : le Maître de Coupes, la couleur la plus haute, était toujours le dirigeant du pays concerné.
Ces cartes dataient. Sur les plus récentes, le Maître de Coupes était illustré par un portrait de Rand – parfois une image en pied – accompagné de l’étendard du Dragon.