Rand al’Thor, chef suprême de Tear – Mat devait encore se pincer pour y croire ! Rand était un bon berger, et un garçon d’agréable compagnie, quand il ne faisait pas une de ses crises de sens du devoir aiguës. Et voilà qu’il était devenu le Dragon Réincarné !
Pour la énième fois, Mat se répéta qu’il était fou, en sachant ce qu’il savait, de rester dans la forteresse à attendre que Rand se décide à bouger, alors que Moiraine pouvait lui mettre la main dessus quand elle le voulait. Au fond, Thom Merrilin accepterait peut-être de filer avec lui. Ou Perrin… Mais le trouvère semblait vouloir prendre racine dans la Pierre de Tear – s’il osait cette image un rien bancale – et l’ancien apprenti forgeron n’irait nulle part si Faile ne le lui ordonnait pas.
Foutaises que tout cela ! Mat était prêt à voyager seul, s’il le fallait.
Certes, mais il y avait des pièces d’argent dans le pot et de l’or devant les jeunes nobles – sans parler de leurs poches – et si sa cinquième carte était le dernier maître, aucune main de coupe ne pourrait l’empêcher de plumer cette bande de pigeons. De plus, il n’avait pas besoin du meilleur jeu pour gagner… Soudain, Mat se sentit touché par la grâce très spéciale de la chance. Ce n’était pas la chance insolente dont il bénéficiait aux dés, bien sûr, mais la certitude, cependant, que rien ne pourrait battre les quatre maîtres qu’il avait déjà en main.
Et ses adversaires, les braves gens, n’y allaient pas de main morte quand ils misaient. L’équivalent du prix d’une dizaine de très belles fermes s’était déjà retrouvé dans le pot sur les coups les plus chauds.
Mais Carlomin regardait mornement le jeu qu’il tenait, sans se décider à payer pour recevoir sa quatrième carte. Tirant nerveusement sur sa pipe, Baran empilait soigneusement ses pièces, comme s’il avait l’intention de se lever et de partir. Reimon semblait fulminer sous sa barbe et Edorion regardait pensivement ses ongles.
Estean seul ne semblait pas refroidi par l’incident qui venait de se produire. Affichant un sourire béat, il regardait les autres joueurs comme s’il avait oublié sa bévue.
Les jeunes nobles parvenaient en général à faire bonne figure lorsqu’on évoquait les Aiels devant eux. Mais il se faisait très tard, et le vin avait coulé à flots.
Mat se creusa la cervelle en quête d’une astuce, n’importe laquelle, qui empêcherait ses victimes potentielles de filer avant qu’il leur ait vidé les poches. Changer de sujet suffirait-il ? Scrutant ses compagnons, le jeune homme se répondit par la négative. Mais il y avait une autre tactique : les faire rire au sujet des Aielles.
Mais l’enjeu justifie-t-il qu’ils se moquent de moi, ces jeunes idiots ?
Une question gênante à laquelle Mat préféra ne pas répondre.
Du coin de l’œil, il vit que Baran avait ramassé ses deux piles de pièces et s’apprêtait à les empocher.
— Je ferais mieux d’essayer les femmes du Peuple de la Mer, les amis ! (Mat retira sa pipe de sa bouche, la tenant par le fourneau, et braqua le tuyau vers un ennemi imaginaire.) Quand on courtise les Aielles, il faut s’attendre à tout, et surtout au pire. Par exemple, il y a ce jeu qu’elles appellent le Baiser des Promises.
Mat nota avec satisfaction que tous les autres joueurs étaient suspendus à ses lèvres. Mais Baran n’avait pas reposé les pièces et Carlomin ne paraissait toujours pas décidé à payer pour voir une autre carte.
Estean eut un rire gras d’ivrogne.
— Un baiser de la mort, je suppose, avec de l’acier dans les côtes ! L’acier d’un fer de lance, puisqu’elles s’appellent les Promises de la Lance. C’est à mourir de rire !
Personne ne partagea cet avis, mais tous les joueurs semblaient avides d’entendre la suite du récit de Mat.
— Tu n’es pas loin de la vérité…, maugréa celui-ci.
Bon, j’en ai déjà trop dit, alors pourquoi ne pas continuer ?
— Selon Rhuarc, pour séduire les Aielles, il suffit de leur demander comment on joue au Baiser des Promises. À l’en croire, c’est le meilleur moyen de connaître ces femmes…
Et le jeu semblait inoffensif, comme s’embrasser sous le houx ou les innocentes niaiseries de ce genre. Rhuarc ne lui ayant jamais donné l’impression d’être un farceur, il ne s’était pas méfié. Une erreur qu’il ne commettrait plus…
Pour la bonne cause, plumer ses chers pigeons, Mat se força à sourire de bon cœur.
— Du coup, je suis allé voir Bain et…
Reimon eut une moue agacée. Ces gandins ne connaissaient le nom d’aucun Aiel, à part Rhuarc, et ils n’avaient pas l’intention que ça change. Renonçant à nommer les héroïnes de son récit, Mat entra dans le vif du sujet :
— Je suis tombé dans le panneau, comme un idiot, et j’ai demandé à ces femmes de me montrer le jeu…
En les voyant sourire, il aurait dû se douter de quelque chose. On eût dit des chattes invitées à danser par une souris…
— Avant d’avoir compris ce qui se passait, j’ai eu comme un collier de pointes de lance autour du cou. Pour me raser de près, un seul éternuement aurait suffi…
Les joueurs éclatèrent de rire. Toute la palette de l’hilarité, du quasi-ricanement de Reimon aux braiments alcoolisés d’Estean.
Mat ne se joignit pas à ce concert. Il se souvenait encore des pointes d’acier qui lui titillaient la gorge dès qu’il bougeait. Pliée en deux de rire, Bain lui avait ensuite expliqué qu’il était le premier homme, à sa connaissance, qui avait jamais demandé à jouer au Baiser des Promises.
— Tu ne peux pas en rester là, dit Carlomin en se lissant la barbe. Continue ! C’est arrivé quand ? Avant-hier, je parie, puisque tu n’es pas venu jouer ce soir-là.
— Non, il y a deux jours, j’ai joué aux pierres contre Thom Merrilin. Ça remonte à plus longtemps que ça. (Une chance que Mat soit capable de mentir sans broncher, comme tout bon joueur…) Elles m’ont toutes embrassé, c’est tout… Quand la dame était satisfaite de ma prestation, la pression des lances se relâchait. Dans le cas contraire, elles appuyaient un peu plus fort, histoire de me stimuler. Il n’y a rien eu d’autre, je vous le garantis. Simplement, j’ai récolté moins de coupures que lorsque je me rase devant ma glace.
Mat remit entre ses dents le tuyau de sa pipe. Si les autres voulaient en savoir plus, ils n’avaient qu’à aller demander à jouer aussi. Les connaissant comme il les connaissait, certains étaient assez fous pour ça.
Maudites Aielles avec leurs fichues lances !
— Il n’y a rien eu d’autre, dis-tu ? lâcha Carlomin. Moi, ça m’aurait déjà amplement suffi… Le Baiser des Promises, tu parles d’une partie de plaisir !
Il fit mine de trembler de peur, et les joueurs éclatèrent de nouveau de rire.
Baran paya pour sa cinquième carte et Estean piocha une pièce dans le tas éparpillé devant lui, la levant au niveau de ses yeux pour voir ce qu’elle valait.
C’était parti, désormais, et ça ne s’arrêterait plus…
— Des sauvages…, marmonna Baran. Des barbares ignorants… Voilà ce qu’ils sont ! Chez eux, ils vivent dans des grottes. Des fichues grottes, par la Lumière ! Qui pourrait supporter leur maudit désert, sinon des sauvages ?
— Tu as raison, acquiesça Reimon, mais au moins, ils servent le seigneur Dragon. Si ce n’était pas le cas, je prendrais la tête d’une centaine de Défenseurs de la Pierre et je les expulserais sans cérémonie.
Baran et Carlomin approuvèrent cette déclaration à grand renfort de grognements.
Mat n’eut pas besoin de se concentrer pour rester impassible. Il avait déjà entendu tout ça à maintes reprises. Les vantardises étaient aisées quand il se révélait impossible de passer à l’action. Une centaine de Défenseurs ? Même si Rand ne s’en mêlait pas, les Aiels qui tenaient la forteresse pouvaient repousser la plus grande armée que Tear était en mesure de lever. Pourtant, les étranges guerriers ne semblaient pas tenir à la Pierre. Selon Mat, ils étaient là à cause de Rand. Aucun des jeunes seigneurs n’avait deviné la vérité – qui ne les aurait d’ailleurs pas consolés.