— Mat, fit Estean en déployant ses cartes en éventail dans sa main, comme s’il essayait de trouver dans quel ordre les classer, tu parleras au seigneur Dragon, pas vrai ?
— De quoi ? demanda le jeune homme, prudent.
Ces jeunes crétins savaient tous qu’il avait grandi avec Rand. Visiblement, ils pensaient qu’il passait tout son temps avec le Dragon, lorsqu’il n’était pas assis à une table de jeu. Pourtant, aucun d’eux n’aurait approché de son propre frère, s’il avait été capable de canaliser le Pouvoir. Pourquoi croyaient-ils que Mat était plus bête qu’eux ?
— Je ne te l’ai pas dit ? (Estean regarda ses cartes, se gratta la tête puis eut un grand sourire.) C’est au sujet de sa proclamation. La dernière en date… Celle où le seigneur Dragon décrète que les gens du peuple ont le droit d’attaquer un seigneur en justice… Qui a jamais entendu parler d’un seigneur passant devant le juge ? Surtout pour plaire à des paysans !
Mat serra sa bourse si fort que les pièces grincèrent les unes contre les autres.
— Il serait en effet honteux, dit-il, que tu sois jugé et condamné parce que tu as troussé la fille d’un pêcheur qui ne voulait pas de toi. Ou pour avoir fait battre un fermier coupable d’avoir projeté de la boue sur ta cape dans la rue…
Les autres joueurs comprirent que c’était de l’ironie et ne dirent rien. Dans les brumes de l’alcool, Estean crut s’être trouvé un allié.
— Ce serait un scandale, en effet ! Mais ça n’arrivera jamais ! Un noble traduit en justice ? Impossible ! (Il eut un rire aviné.) Cela dit, j’évite les filles de pêcheur. À cause de l’odeur, tu comprends ? L’odeur de poisson, qui reste même après dix bains. Une bonne paysanne un peu rondelette, voilà qui est parfait !
Mat se rappela qu’il était là pour jouer. Il devait ignorer les âneries du jeune imbécile et se concentrer sur l’or qu’il pouvait lui subtiliser.
Hélas, sa langue sembla dotée d’une volonté propre, le forçant à susurrer :
— Qui sait jusqu’où ça pourrait aller ? Une pendaison, peut-être ?
— Estean, intervint Edorion, mal à l’aise, sommes-nous obligés de parler des gens du peuple ? Si on se penchait plutôt sur les filles du vieil Astoril ? Tu as décidé laquelle tu épouseras ?
— Plaît-il ? Eh bien, je finirai par jouer ça à pile ou face, j’imagine… (Estean regarda ses cartes, en déplaça une et fronça les sourcils.) Medore a deux ou trois servantes très jolies. Donc, ce sera peut-être elle…
Mat but une longue gorgée de vin, histoire de s’occuper les mains. Sinon, l’une d’entre elles, dûment fermée, serait allée s’écraser sur le nez de l’ivrogne.
Il en était toujours à son premier gobelet, et les serviteurs avaient renoncé à essayer de le remplir. S’il frappait Estean, aucun joueur ne tenterait de s’interposer, et le poivrot lui-même ne protesterait pas. Tout ça parce qu’il était un ami du seigneur Dragon.
Il regretta de ne pas être dans une taverne, dans les bas quartiers, face à un docker qui l’accuserait de tricher. Une situation où pour rester entier, il fallait du bagout, des jambes rapides ou des poings solides.
Bon sang ! j’ai vraiment des idées idiotes !
Edorion tenta diplomatiquement de changer de sujet.
— J’ai entendu une rumeur, aujourd’hui… Le seigneur Dragon voudrait déclarer la guerre à l’Illian ?
Mat faillit s’étrangler avec son vin.
— La guerre ? couina-t-il.
— La guerre, oui ! confirma allégrement Reimon.
— Tu en es sûr ? demanda Carlomin.
— Moi, je n’ai pas entendu de rumeur, ajouta Baran.
— Ça date d’aujourd’hui, et deux ou trois personnes seulement en ont parlé, fit Edorion, qui semblait soudain fasciné par ses cartes. On ne peut être sûr de rien.
— C’est sûrement vrai, affirma Reimon. Avec le seigneur Dragon pour nous commander, Callandor au poing, nous n’aurons même pas besoin de nous battre. Il dispersera l’armée ennemie et marchera sur l’Illian. En un sens, c’est dommage, parce que j’aurais bien croisé le fer avec des Illianiens.
— Tu ne risques pas d’en avoir l’occasion, dit Baran. Dès qu’ils verront l’étendard du Dragon, ces pleutres tomberont à genoux.
— Et s’ils ne le font pas, intervint Carlomin, le seigneur Dragon les carbonisera sur place.
— D’abord l’Illian, souffla Reimon, puis… Pour lui, nous allons conquérir le monde. Tu peux lui répéter mes propos, Mat. Le monde entier, rien de moins.
Mat secoua la tête, accablé. Un mois plus tôt, ces gens auraient été horrifiés par la simple idée de croiser un homme capable de canaliser – un malheureux condamné à la folie et à une mort atroce. Et voilà qu’ils étaient prêts à suivre Rand à la bataille, se fiant à son pouvoir pour l’emporter. Au Pouvoir de l’Unique, autrement dit, même s’ils n’auraient sûrement pas formulé les choses ainsi.
Cela dit, il leur fallait bien se raccrocher à quelque chose. L’invincible Pierre était tombée entre les mains des Aiels, le Dragon Réincarné était dans ses appartements, une bonne centaine de pieds au-dessus de leurs têtes, et il détenait Callandor. Trois mille ans d’histoire et de légendes étaient réduits en cendres et le monde ne tournait plus vraiment rond. Honnête par nature, Mat se demanda s’il s’en était mieux tiré que les nobliaux. Son monde à lui s’était écroulé en un peu plus d’un an…
Mat fit rouler entre ses doigts une couronne d’or de Tear. Qu’il s’en soit bien sorti ou non, il ne reviendrait pas en arrière.
— Quand l’armée se mettra-t-elle en campagne, Mat ? demanda Baran.
— Je n’en sais rien… Et je doute que Rand veuille la guerre.
Sauf s’il était déjà fou à lier. Une hypothèse qu’il ne fallait pas écarter.
Les autres joueurs regardèrent Mat comme s’il venait de leur annoncer que le soleil ne se lèverait pas le lendemain.
— Nous sommes loyaux envers le seigneur Dragon, bien sûr, dit Edorion, en regardant ses cartes avec une perplexité toujours aussi vive. Hors de la capitale, en revanche… Il paraît que quelques Hauts Seigneurs, une poignée, ont tenté de lever des forces pour reprendre la Pierre.
Soudain, plus personne ne regarda Mat. Estean, lui, continua à étudier son jeu comme si quelque chose lui échappait.
— Quand le seigneur Dragon nous conduira au combat, continua Edorion, ces alliances se désintégreront. Ici, la majorité des gens est fidèle au Dragon. Et la plupart des Hauts Seigneurs partagent cette loyauté…
Une loyauté qui tenait beaucoup à la terreur que le Dragon Réincarné leur inspirait. Un moment, Mat eut le sentiment qu’il se préparait à abandonner Rand dans un nid de vipères. Puis il se souvint de la véritable nature de son ami. En réalité, ça revenait plutôt à laisser un renard dans un poulailler. Rand avait été son ami. Mais le Dragon Réincarné… Qui pouvait être proche de lui ?
Je n’abandonne personne… Si l’envie lui prenait, il pourrait faire s’écrouler la forteresse sur la tête de ces idiots. Et sur la mienne.
Oui, décidément, il était temps de lever le camp.
— Pas de fille de pêcheur…, marmonna Estean. Tu parleras au seigneur Dragon.
— C’est à toi, Mat, dit nerveusement Carlomin.
Il semblait très inquiet. Craignait-il qu’Estean frise de nouveau la moustache de Mat ? Avait-il peur que le sujet de la loyauté revienne dans la conversation ? C’était impossible à dire…