Les deux hommes se défièrent du regard. Encore un effort, et un des deux allait proposer un duel à l’autre. Les hommes, quand même ! D’abord Juilin et Domon, puis Juilin et Thom… Pour changer un peu, Thom et Domon finiraient bien un jour par se taper dessus. Les hommes… Des sales gamins, voilà tout ce qu’on pouvait en dire.
— Elayne et moi, fit Nynaeve, nous les trouverons peut-être sans vous. Aujourd’hui, nous allons nous mettre en chasse. (Elle coula un regard en coin à Elayne.) Enfin, moi, je vais m’y mettre. Notre jeune amie a besoin de se reposer de la fatigue du… voyage.
Elayne posa la serviette sur la table – prudemment, pour ne pas brusquer sa pauvre tête – puis elle saisit la chope à deux mains et but. Le liquide visqueux et verdâtre était encore plus infect que son odeur le laissait présager. Quand il s’écrasa au fond de son estomac, la jeune femme eut le sentiment d’avoir avalé un sac de pierres.
— Deux paires d’yeux valent mieux qu’une, chère Nynaeve !
Sur ces mots, Elayne reposa la chope d’un geste presque assuré.
— Et cent paires sont encore plus efficaces, intervint Juilin. Si ce capitaine de barque illianien mobilise vraiment ses hommes, avec les voleurs, ça nous fera au moins ça comme espions.
— Je… Nous trouverons ces femmes pour vous, affirma Thom. Inutile que vous sortiez de l’auberge. Même si Liandrin n’y est pas, cette ville est dangereuse.
— De plus, renchérit Juilin, ces femmes vous connaissent. Donc, si elles sont là, il vaut mieux que vous ne vous montriez pas.
Elayne regarda les deux hommes avec un ébahissement sincère. Quelques instants plus tôt, ils semblaient prêts à s’étriper, et voilà qu’ils s’entendaient comme larrons en foire. Nynaeve ne s’était pas trompée en disant qu’ils seraient une source de problèmes. Mais la Fille-Héritière du royaume d’Andor n’allait pas se cacher derrière maître Juilin Sandar et maître Thom Merrilin. Alors qu’elle allait leur en faire part, Nynaeve lui brûla la politesse :
— Vous avez raison, dit-elle, étonnamment sereine.
Elayne n’en crut pas ses yeux. Les deux hommes parurent surpris, certes, mais surtout hautement satisfaits.
— Elles nous connaissent, c’est vrai…, continua Nynaeve. Mais ce matin, je me suis occupée de ce problème. Bien, voilà maîtresse Rendra avec notre petit déjeuner.
Thom et Juilin échangèrent des regards perplexes, mais en présence de l’aubergiste, ils furent bien obligés de tenir leur langue.
— Et ce que je vous ai demandé ? dit Nynaeve alors que Rendra posait devant elle un bol de bouillie d’avoine au miel.
— Oui, oui… Trouver des vêtements pour vous deux sera un jeu d’enfant. Pour vos cheveux – ils sont si beaux, si longs – ça ne sera pas difficile non plus.
Rendra tapota ses tresses blondes d’un air entendu.
La tête que tirèrent Juilin et Thom arracha un sourire à Elayne malgré sa gueule de bois. Prêts à polémiquer sans fin, les deux hommes n’avaient plus d’angle d’attaque si on les traitait par le mépris.
Accessoirement, la jeune femme s’avisa que sa tête allait un peu mieux. L’horrible décoction de Nynaeve, sans doute…
Tandis que l’ancienne Sage-Dame parlait de prix, de coupe et de tissu – Rendra voulait faire copier sa robe vert pâle plutôt voyante et la résistance de Nynaeve faiblissait –, Elayne prit une cuillerée de bouillie pour chasser le mauvais goût de la potion. Cette initiative réveilla son appétit.
Il restait cependant un problème que Nynaeve et elle n’avaient pas mentionné, et dont Thom et Juilin n’étaient pas informés. Si les sœurs noires étaient à Tanchico, le mystérieux objet capable de mettre en danger Rand y était aussi. Un objet susceptible de l’emprisonner avec son propre pouvoir…
Trouver Liandrin et ses complices ne suffirait pas. Une deuxième mission suivrait.
Elayne en perdit aussitôt son appétit.
40
Chasseur de Trollocs
Alors que les dernières gouttes de l’averse matinale tombaient encore du feuillage des pommiers, un pinson violet sautillait sur une branche où bourgeonnaient des fruits qui ne seraient pas récoltés cette année. Déjà haut dans le ciel, le soleil caché derrière d’épais nuages fournissait une lumière grisâtre.
Assis en tailleur sur le sol, Perrin éprouvait distraitement la résistance de la corde de son arc. Même si elle était enduite de cire, celle-ci avait tendance à se détendre quand on l’exposait à l’humidité. La violence de l’orage invoqué par Verin pour couvrir leur fuite, la nuit de l’évasion, avait surpris jusqu’à l’Aes Sedai. Depuis, il y en avait eu trois autres en six jours.
Six jours, vraiment ? Oui, ça devait être ça… ou pas. Depuis cette nuit-là, Perrin n’avait plus vraiment réfléchi, se laissant porter par les événements et réagissant au jour le jour. Le côté non coupant du tranchant de sa hache appuyait désagréablement contre son flanc, mais il s’en apercevait à peine.
Des monticules de terre couverts de végétation marquaient la présence des générations d’Aybara enterrées dans le verger. Parmi les sobres plaques de bois sculpté, les plus anciennes, craquelées et aux inscriptions pratiquement illisibles, remontaient à près de trois cents ans. Aplanies par le temps, des tombes encore plus vieilles ne se distinguaient même plus de la terre alentour.
Mais c’étaient les monticules détrempés par la pluie – parce que presque aucune végétation ne les protégeait – qui brisaient le cœur de Perrin. Des générations d’Aybara, oui, mais sûrement jamais quatorze personnes en même temps !
La tante Neain reposait près de l’oncle Carlin, inhumé longtemps avant elle, et leurs deux enfants dormiraient à jamais à leurs côtés. La grand-tante Easlin, elle, gisait dans la rangée où on avait enterré l’oncle Eward, la tante Magde et leurs trois enfants. La très longue rangée où se trouvait aussi la dernière demeure du père et de la mère de Perrin. Et celle d’Adora, de Deselle et du petit Paet. Une entière rangée de tombes à peine recouvertes d’herbe.
Sans baisser les yeux sur son carquois, Perrin compta du bout d’un index le nombre de flèches qu’il contenait. Beaucoup trop avaient été endommagées, leur seule valeur restant la possibilité de récupérer de la pointe en acier. N’ayant pas le temps d’en fabriquer lui-même, le jeune homme devrait aller voir l’artisan de Champ d’Edmond. Buel Dawtry produisait des projectiles de très bonne qualité – peut-être encore meilleurs que ceux de Tam.
Entendant bruire des brindilles dans son dos, Perrin huma l’air.
— Que se passe-t-il, Dannil ? demanda-t-il sans se retourner.
Surpris, le nouveau venu eut un moment d’hésitation, puis Perrin l’entendit très clairement reprendre son souffle.
— Perrin, dit Dannil Lewin, la dame est ici…
Parmi les compagnons de Perrin, personne n’était habitué à ses étranges dons. Par exemple identifier une personne avant de l’avoir vue ou dans l’obscurité. Se fichant de ce que les autres trouvaient bizarre ou non, l’ancien apprenti forgeron n’essayait plus de se cacher.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il trouva que Dannil avait beaucoup minci, ces derniers temps. Les fermiers ne pouvaient pas nourrir un nombre illimité de bouches. Du coup, contraints à s’en remettre à la chasse, les gens de Deux-Rivières passaient sans cesse du festin à la famine. Avec une nette prédominance de la famine, hélas…
— La dame, Dannil ?
— Oui, dame Faile. Et le seigneur Luc. Tous deux reviennent de Champ d’Emond.
Perrin se leva souplement puis partit à grandes enjambées, forçant Dannil à presser le pas pour le suivre.