En chemin, le jeune homme aux yeux jaunes réussit à ne pas regarder la maison – ou plutôt la carcasse calcinée qui se dressait en lieu et place du foyer où il avait grandi. En revanche, il sonda les arbres les plus proches de la ferme, vérifiant que ses sentinelles étaient à leur poste. À proximité du bois de l’Eau, les chênes, les pruches, les frênes et les lauriers étaient tous de très bonne taille. Leur feuillage luxuriant dissimulait parfaitement les gamins vêtus de couleurs passe-partout. Du coup, malgré sa vue exceptionnelle, Perrin lui-même avait du mal à les repérer. Dès qu’il aurait le temps, il faudrait qu’il passe un bon savon à ces gosses. Leur mission était de donner l’alarme si quelqu’un approchait, y compris Faile et ce fichu seigneur Luc.
Dressé dans un bosquet où Perrin, enfant, jouait à l’explorateur perdu dans une immensité sauvage, le camp rudimentaire était composé de couvertures drapées sur des branches afin d’offrir un abri et d’autres couvertures disposées sur le sol non loin des feux de cuisson. Ici aussi, les branches dégoulinaient… La majorité des jeunes hommes présents – une cinquantaine – portait la barbe, peut-être par souci d’imiter Perrin, ou parce qu’ils trouvaient inconfortable de se raser à l’eau froide. Tous étaient de bons chasseurs – les mauvais, il les avait depuis longtemps renvoyés dans leurs pénates –, mais ils n’avaient pas l’habitude de dormir plus d’une nuit ou deux à la belle étoile. Ni de faire ce que Perrin leur demandait – encore moins, en un sens.
Pour l’heure, ils entouraient Faile et Luc, bouche bée, et quatre ou cinq seulement avaient un arc à la main. Les autres armes reposaient près des couvertures, le plus souvent avec les carquois correspondants.
Perché sur un grand étalon noir, Luc était une véritable incarnation de l’arrogance d’un nobliau ne daignant même pas regarder les roturiers qui se pressaient autour de lui. L’odeur de ce triste individu dominait celle des autres – une sorte de discrimination olfactive, comme s’il n’avait rien de commun avec la plèbe, même pas l’appartenance à l’humanité.
Dans les bruissements coutumiers de sa jupe-culotte, Faile vint à la rencontre de Perrin, qui capta en plus de son odeur personnelle un léger parfum de savon aux herbes aromatiques.
— Maître Luhhan a dit que nous aurions une chance de te trouver ici.
Alors qu’il avait l’intention de lui demander ce qu’elle fichait là, Perrin enlaça sa compagne et lui souffla à l’oreille :
— Je suis content de te voir… Tu m’as manqué.
Faile s’écarta juste ce qu’il fallait pour lever les yeux sur son amoureux.
— Tu as l’air fatigué.
Perrin ignora cette remarque. Pour être fatigué, il fallait en avoir le temps, et ce n’était pas son cas.
— Tu les as tous ramenés à Champ d’Emond ?
— Ils sont à l’auberge, oui… (Faile sourit.) Maître al’Vere a déniché une vieille hallebarde, et il clame partout que les Fils devront lui passer sur le corps avant de pouvoir récupérer les prisonniers. Tout le monde est au village, Perrin. Verin et Alanna, plus les Champions – tous s’efforcent bien sûr de passer pour ce qu’ils ne sont pas. Et Loial. Lui, il fait sensation. Encore plus que Bain et Chiad. (Le sourire s’effaça.) Loial m’a demandé de te transmettre un message. Alanna s’est éclipsée deux fois sans prévenir. Selon notre ami ogier, Ihvon a paru surpris de voir qu’elle était partie. Je suis censée n’en parler qu’à toi. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Rien, peut-être… Sauf que je ne peux pas me fier à Alanna. Verin m’avait mis en garde, mais qui me prouve qu’elle est plus digne de confiance que sa collègue ? Bain et Chiad sont à Champ d’Emond, dis-tu ? Donc, Luc sait qui elles sont.
Perrin tourna la tête vers le seigneur. Quelques jeunes hommes s’étaient approchés pour lui poser des questions, et il leur répondait avec un sourire condescendant.
— Les Aielles sont venues avec nous, révéla Faile. Elles patrouillent autour de ton camp. Désolée, mais je doute qu’elles aient une très haute opinion de tes sentinelles. Perrin, pourquoi voudrais-tu que Luc ne sache rien au sujet des Aielles ?
— J’ai parlé à des gens dont la ferme a été incendiée…
Même si le seigneur était trop loin pour entendre, Perrin baissa la voix :
— Si on compte l’exploitation de Flann Lewin, Luc est passé dans cinq de ces domaines la veille de l’attaque ou le jour même.
— Perrin, je sais que c’est un imbécile bouffi d’orgueil, sur certains points. Alors qu’il est originaire du Murandy, il prétend avoir un droit héréditaire sur le trône d’une des Terres Frontalières. Mais de là à le soupçonner d’être un Suppôt des Ténèbres ! À Champ d’Emond, il a donné de très bons conseils. Et quand j’ai dit que tout le monde y était, c’est vraiment tout le monde ! (La jeune femme secoua la tête.) Des centaines de réfugiés sont venus du nord et du sud, de toutes les directions, en fait, avec leurs bêtes et une partie de leurs possessions. Tous parlent des avertissements de Perrin Yeux Jaunes. Ton village est prêt à se défendre si nécessaire, et Luc a été partout à la fois ces derniers jours.
— Perrin comment ? s’étrangla le jeune homme.
Il tenta aussitôt un changement de sujet :
— Venus du sud, dit-il ? Mais je ne suis pas allé plus loin au sud qu’ici. Et je n’ai parlé à aucun fermier au-delà d’une demi-lieue du village…
Taquine, Faile tira sur la barbe de son compagnon.
— Les nouvelles se répandent vite, mon grand général ! Je pense que la moitié de ces gens espèrent que tu les fédéreras, levant avec eux une armée, afin de renvoyer les Trollocs dans la Flétrissure. On parlera de toi à Deux-Rivières au cours des mille ans à venir. Perrin Yeux Jaunes, le chasseur de Trollocs.
— Par la Lumière ! marmonna le jeune homme.
Chasseur de Trollocs. Il avait fait si peu, jusque-là, pour mériter ce surnom. Deux jours après la libération des prisonniers, et un après que Verin et Tomas étaient partis de leur côté, Perrin et quinze de ses « hommes » avaient découvert les vestiges encore fumants d’une ferme. Après avoir enterré les dépouilles trouvées dans les cendres, suivre les pillards s’était révélé assez facile grâce aux talents d’éclaireur de Gaul… et au flair du « général ». Car pour lui, la puanteur des monstres n’avait pas eu le temps de se dissiper.
Certains des jeunes gars s’étaient montrés hésitants dès qu’ils avaient compris que la chasse aux Trollocs était vraiment ouverte. S’il avait fallu avancer pendant longtemps, ces garçons auraient probablement filé à la moindre occasion. Mais la piste conduisait à un taillis, à environ une lieue de la ferme incendiée. Comme de juste, les Trollocs n’avaient pas posté de sentinelles – sans Myrddraal pour les encadrer, ils cédaient immanquablement à la paresse – et les hommes de Deux-Rivières savaient approcher d’un objectif en silence. Vingt-deux Trollocs avaient péri, presque tous criblés de flèches dans leur couverture puante et avant même d’avoir pu dégainer une arme. Dannil, Ban et les autres avaient manifesté l’intention de célébrer leur victoire, jusqu’à ce qu’ils voient le contenu du grand chaudron encore suspendu au-dessus du feu. Beaucoup de « héros » étaient partis se cacher pour vomir, et presque tous avaient pleuré sans retenue.
Perrin s’était chargé de creuser la tombe. Une seule, car il n’y avait plus moyen de distinguer les uns des autres les fragments de corps et encore moins de dire quoi appartenait à qui. Une chance, car si ç’avait été possible, il aurait eu du mal à le supporter, si dur et si glacé qu’il soit devenu.
Le même jour, mais plus tard, personne n’avait hésité lorsque le « général » avait humé une autre piste nauséabonde. Quelques garçons avaient quand même marmonné au sujet de la « bizarrerie » du chef, mais tout s’était arrangé quand Gaul avait repéré des empreintes de sabots et de bottes – d’une pointure bien trop grande pour qu’elles appartiennent à des humains. Dans un autre taillis, près du bois de l’Eau, les vengeurs étaient tombés sur quarante et un Trollocs accompagnés par un Blafard. Ici, il y avait des sentinelles, mais elles ronflaient à leur poste. Cela dit, être plus vigilantes ne leur aurait pas servi à grand-chose. Se glissant entre les arbres et les buissons comme une ombre, Gaul avait promptement éliminé ces gardes.