Le groupe de Perrin comptait trente hommes, ce soir-là. Ceux qui n’avaient pas vu le chaudron en ayant entendu parler, tous avaient décoché leurs flèches en poussant des cris de guerre au moins aussi sauvages que ceux des monstres. Le Blafard tout de noir vêtu était mort le dernier, plus hérissé de projectiles qu’une pelote d’épingles. Quand il s’était enfin immobilisé, personne n’avait eu le cœur assez bien accroché pour récupérer des flèches sur sa carcasse.
Plus tard dans la soirée, le deuxième orage avait éclaté – un vrai déluge, avec des éclairs zébrant le ciel et des roulements de tonnerre. Depuis, Perrin n’avait plus senti de piste et toutes les traces avaient été effacées du sol.
Du coup, l’occupation principale du « général » et de ses troupes était d’éviter les patrouilles de Capes Blanches, bien plus fréquentes ces derniers temps. Selon les fermiers qu’avait rencontrés Perrin, les Fils semblaient surtout vouloir retrouver leurs prisonniers et capturer ceux qui les avaient fait évader. Quant aux Trollocs, ils s’en fichaient comme d’une guigne !
Quelques hommes s’étaient rassemblés autour de Luc. Avec sa haute taille, sa chevelure blond-roux se voyait de loin au milieu d’un cercle de têtes plus sombres. Le seigneur tenait le crachoir et son public l’écoutait en acquiesçant.
— Voyons un peu ce qu’il raconte…, maugréa Perrin.
Sans trop de bousculade, les jeunes hommes de Deux-Rivières s’écartèrent pour laisser passer « dame » Faile et leur chef. Sous leurs regards fascinés, le seigneur en veste rouge brodée de fil d’or pérorait d’abondance.
— … ainsi, le village est en sécurité, désormais. Beaucoup de gens se sont organisés pour le défendre. Quant à moi, j’avoue apprécier de pouvoir dormir sous un toit quand l’occasion se présente. Maîtresse al’Vere, la femme de l’aubergiste, est une excellente cuisinière. Son pain est un des meilleurs que j’aie jamais goûtés. Du pain tout juste sorti du four et du beurre frais, que demander de plus ? Peut-être de s’installer confortablement dans la salle commune pour savourer une coupe de vin ou une chope de la délicieuse bière brune de maître al’Vere.
— Perrin, le seigneur Luc nous conseille d’aller à Champ d’Emond, dit Kenley Ahan en frottant son nez rouge du dos d’une main crasseuse.
Kenley n’était pas le seul à n’avoir pas pu se laver aussi souvent qu’il l’aurait voulu, ces derniers temps. Ni le seul à avoir attrapé un gros rhume.
Luc sourit à Perrin comme il aurait souri à un chien pour l’encourager à faire le beau.
— Le village est bien défendu, mais il n’y a jamais trop de costauds dans une milice.
— Nous chassons les Trollocs, répondit Perrin. Toutes les fermes ne sont pas abandonnées, et à chaque bande de monstres massacrée, nous sauvons une exploitation et des gens qui ont ainsi la possibilité d’aller se mettre en sécurité.
Wil al’Seen éclata de rire. Avec une barbe de six jours et le nez comme un lampion, il n’avait plus grand-chose d’un séducteur.
— Voilà des jours que nous n’avons plus senti un Trolloc ! Sois raisonnable, Perrin. Nous les avons peut-être tous tués.
Des murmures approbateurs montèrent de l’assistance.
— Je ne voudrais surtout pas semer la zizanie, dit Luc. (Il écarta les mains, vibrante incarnation de l’innocence.) Il n’est pas douteux que vous avez eu de grands succès, en plus de ceux dont nous avons entendu parler. Des centaines de Trollocs ont dû tomber sous vos coups. Qui sait ? vous les avez peut-être tous chassés du territoire. En tout cas, Champ d’Emond est disposé à vous accueillir comme des héros. Et c’est la même chose à Colline de la Garde. Y a-t-il ici des natifs de Promenade de Deven ?
Wil hocha la tête. Luc lui tapa sur l’épaule avec une familiarité horriblement mal imitée.
— Accueilli comme un héros, mon garçon.
— Tous ceux qui veulent partir sont libres de le faire, dit Perrin d’un ton neutre.
D’un regard, Faile lui fit comprendre que ce n’était pas, selon elle, un comportement digne d’un général. Mais Perrin ne voulait forcer personne à le suivre. Et il n’avait aucune intention d’être un chef.
— À mes yeux, dit-il, le travail n’est pas terminé, mais c’est à vous de choisir.
Personne ne broncha, même si Wil et quelques autres semblèrent bouillir intérieurement. Baissant la tête, la plupart des « héros » regardèrent le sol et entreprirent de nettoyer les semelles de leurs bottes dans les feuilles mortes de l’année précédente.
— S’il ne vous reste plus de Trollocs à pister, dit Luc d’un ton détaché, il serait peut-être temps de vous intéresser aux Fils de la Lumière. Ils ne sont pas ravis que des gens de Deux-Rivières aient choisi de se défendre seuls. Si j’ai bien compris, ils ont l’intention de pendre les « insurgés » qui ont libéré des prisonniers.
Les « héros » échangèrent des regards inquiets.
À cet instant, Gaul fendit la petite foule, Bain et Chiad sur les talons. En guise de « fendre », les Aiels se contentèrent d’avancer, puisque les « insurgés » s’écartèrent promptement sur leur passage.
Luc regarda Gaul sans aménité. Imperturbable, le guerrier ne baissa pas les yeux. Wil, Dannil et leurs compagnons semblèrent ravis de voir les Aiels, car ils pensaient que des centaines d’autres se cachaient dans les taillis, les bosquets et les bois. Ils ne demandaient jamais pourquoi ces renforts ne se montraient pas, et Perrin évitait soigneusement le sujet. Si l’illusion d’avoir des alliés leur donnait du cœur au ventre, pourquoi les en priver ?
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Perrin.
Gaul était parti en patrouille la veille. Capable d’avancer aussi vite qu’un cavalier – plus vite dans les bois –, il avait un œil d’aigle.
— Des Trollocs, répondit Gaul comme s’il annonçait avoir repéré un troupeau de moutons. Ils traversaient le bois de l’Eau – qui porte bien son nom, avec toute cette humidité – et je pense qu’ils ont l’intention d’établir leur camp à la lisière de ce bois. Ils sont une trentaine. Et au sud, là où ils attaqueront sans doute cette nuit, il reste des fermes habitées. (Il eut un sourire de prédateur.) Ils ne m’ont pas vu et ne se méfieront pas.
Chiad se pencha pour parler à l’oreille de Bain – si fort qu’on aurait pu l’entendre à vingt pas à la ronde.
— Pour un Chien de Pierre, il marche assez vite. Et en faisant à peine plus de bruit qu’un taureau boiteux.
— Alors, Wil ? lança Perrin. Tu veux aller à Champ d’Emond ? Si tu te rases, tu trouveras peut-être une fille à embrasser pendant que les Trollocs se rempliront l’estomac.
Wil s’empourpra jusqu’aux oreilles.
— Cette nuit, je serai là où tu seras, Aybara !
— Personne ne songe à rentrer s’il y a encore des Trollocs dans le coin, ajouta Kenley.
Perrin balaya du regard ses « héros », qui hochèrent tous la tête.
— Et toi, seigneur Luc ? Nous serions fiers d’avoir un noble, Quêteur du Cor, qui plus est, à nos côtés.
Luc eut un demi-sourire qui n’adoucit en rien son regard hautain.
— Désolé, mais on a encore besoin de moi à Champ d’Emond pour superviser les défenses. Si les Trollocs attaquaient – plus d’une petite trentaine, bien sûr – ma mission est de protéger les villageois. Idem si les Capes Blanches venaient en force. Dame Faile, si tu veux bien ?