Выбрать главу

Mat alla récupérer ses dagues fichées dans le bois. Les cartes n’étaient plus que des rectangles de carton vernis et ornés d’une image. Mais la Chaire d’Amyrlin brandissait toujours une dague. Sentant le goût du sang dans sa bouche, Mat s’aperçut qu’il suçait machinalement la petite coupure, sur sa main.

Très vite, il dégagea ses trois armes, déchirant chaque carte en deux dans le même mouvement. Puis il chercha parmi les cartes éparpillées sur le sol, et fit subir le même sort aux Maîtres de Pièces et de Vents. Il se sentit un peu stupide, car les rectangles de carton n’avaient plus rien de maléfique, mais il ne parvint pas à se retenir.

Aucun des jeunes seigneurs, toujours occupés à ramper, ne tenta de l’arrêter. Sans le regarder, ils s’écartèrent simplement de son chemin. Pour ce soir, la partie était finie. Et elle ne reprendrait peut-être pas les jours suivants – en tout cas, avec lui.

Mat était la cible de ce qui s’était passé, ça tombait sous le sens. Et à l’évidence, le Pouvoir de l’Unique était impliqué. Les jeunes seigneurs risquaient de le fuir comme la peste pendant un sacré bout de temps.

— Que la Lumière te brûle, Rand…, marmonna Mat entre ses dents. Si tu dois devenir fou, ne me mêle pas à ton déclin…

Le jeune homme avisa sa pipe, cassée en deux et inutilisable. Furieux, il se baissa pour ramasser sa bourse et sortit sans se retourner.

Dans sa chambre aux rideaux tirés, Rand se tournait et se retournait fébrilement sur un lit assez grand pour accueillir cinq personnes.

Il rêvait…

Dans une épaisse forêt, Egwene, maniant un bâton pointu, le poussait comme un vulgaire bœuf vers la souche sur laquelle la Chaire d’Amyrlin, confortablement assise, attendait avec un licol destiné au cou du jeune homme.

Entre les troncs, des ombres furtives traquaient Rand. Du coin de l’œil, il aperçut le reflet du soleil couchant sur une lame. Un peu plus loin, il crut reconnaître l’étrange lasso d’un bâton de Trolloc.

Avec sur le visage une expression que Rand ne lui avait jamais vue – de la peur – Moiraine s’efforçait de le pousser vers le licol de la Chaire d’Amyrlin.

Des Suppôts des Ténèbres, des Rejetés et des monstres dans les ombres, le licol de la Tour Blanche devant lui, et une Moiraine terrifiée derrière… Une situation bien peu enviable.

Esquivant un coup de bâton, Rand tenta de fuir.

— Il est trop tard pour ça ! lui cria Moiraine.

Mais il devait revenir en arrière. Oui, en arrière…

En marmonnant dans son sommeil, il se débattit sur le lit, puis il se calma un peu, respirant même plus paisiblement.

Soudain, il se retrouva dans le bois de l’Eau, chez lui, devant une mare où la lumière du soleil, filtrant de la frondaison, se reflétait en une myriade d’étincelles liquides. De son côté de l’étendue d’eau, une mousse verte recouvrait les rochers. En face se dressait un massif de fleurs sauvages. C’était ici, durant son enfance, qu’il avait appris à nager.

— Tu devrais piquer une tête…, dit une voix féminine.

Sursautant, Rand se retourna et découvrit Min, souriante et telle qu’en elle-même dans ses vêtements d’homme. À ses côtés se tenait Elayne, splendide dans une robe de soie verte qu’elle aurait parfaitement pu porter dans le palais de sa mère.

Prenant le relais de Min, la Fille-Héritière ajouta :

— L’eau doit être délicieuse, Rand, et personne ne viendra nous déranger ici.

— Je n’en suis pas si sûr…, commença le jeune homme.

Lui passant les bras autour du cou, Min se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa. Puis elle répéta les paroles d’Elayne :

— Personne ne viendra nous déranger ici…

Reculant, la jeune femme se débarrassa de sa cape et entreprit de défaire les lacets de sa chemise.

Rand n’en crut pas ses yeux – et moins encore quand il vit tomber sur le sol couvert de mousse la robe verte d’Elayne. Penchée en avant, les bras croisés, la jeune femme remontait déjà l’ourlet de sa combinaison.

— Que fais-tu donc ? demanda Rand d’une voix bizarrement haut perchée.

— Elle se prépare à nager avec toi, répondit Min.

Elayne sourit et fit passer la combinaison au-dessus de sa tête.

Bien qu’à contrecœur – au moins en partie, en tout cas – Rand tourna le dos à la Fille-Héritière. Tout ça pour se retrouver face à Egwene, dont les grands yeux noirs exprimèrent une profonde mélancolie. Sans un mot, elle se détourna et s’enfonça entre les arbres.

— Attends ! cria Rand. Je peux tout t’expliquer !

Il courut, décidé à rattraper la jeune femme. Mais la voix de Min l’arrêta net :

— Ne t’en va pas, Rand !

Min était déjà dans l’eau, tout comme Elayne, seules leurs têtes dépassant tandis qu’elles barbotaient paresseusement au milieu de la mare.

— Reviens ! renchérit Elayne. (Elle leva un bras fin et délicat pour joindre le geste à la parole.) Pour une fois, ne mérites-tu pas d’avoir ce que tu désires ?

Rand piétina sur place. Il voulait bouger, certes, mais dans quelle direction ? Que désirait-il, en réalité ? Cette question paraissait bien étrange. Levant une main pour essuyer la sueur qui ruisselait sur son visage, il vit que sa chair infectée rendait presque impossible à identifier le héron imprimé dans sa paume. Par les lèvres de la plaie, on apercevait la blancheur de l’os, tant la blessure était profonde.

Frissonnant malgré la touffeur de la nuit, Rand se réveilla en sursaut. Les sous-vêtements trempés de sueur, il reposait sur des draps tout aussi humides. À l’endroit où une vieille blessure refusait obstinément de guérir, son flanc lui faisait un mal de chien. Du bout d’un index, il suivit les contours de la cicatrice circulaire encore boursouflée malgré le passage du temps. Même le pouvoir de guérison de Moiraine, pourtant une Aes Sedai, n’avait pas pu remettre les choses dans l’ordre.

Mais je ne suis pas encore en train de pourrir ! Et je n’ai pas perdu la raison. Enfin, pour le moment…

Pour le moment… Toute la différence était là. Sentant qu’il avait envie d’éclater de rire, Rand se demanda s’il n’était pas déjà bien avancé sur le chemin de la folie…

Rêver de Min et d’Elayne… Et de cette façon-là, en plus de tout ! Si ce n’était pas un signe d’aliénation mentale, ça tenait cependant du délire. Aucune des deux ne l’avait jamais regardé ainsi, dans la réalité. Car enfin, Egwene et lui étaient promis l’un à l’autre depuis l’enfance ! Même s’ils n’avaient pas prononcé leurs vœux devant le Cercle des Femmes, tous les habitants de Champ d’Emond savaient qu’ils se marieraient un jour.

Enfin, qu’ils auraient dû se marier un jour, car ça n’arriverait plus, désormais. Et c’était bien ainsi, quand on connaissait le sort qui guettait un homme capable de canaliser le Pouvoir. Sans nul doute, Egwene devait en avoir également conscience. En tout cas, elle n’avait plus qu’une idée en tête : devenir une Aes Sedai. Les femmes étant bizarres, elle pouvait cependant espérer atteindre le statut tant désiré et épouser quand même Rand – qu’il soit en mesure de canaliser ou non. Comment lui dire qu’il n’envisageait plus de se marier avec elle, parce qu’il l’aimait comme une sœur ? Avec un peu de chance, il n’en aurait pas besoin, se cachant derrière l’être à part qu’il était devenu. Egwene comprendrait, il n’en doutait pas. Quel homme aurait pu demander la main d’une jeune femme alors qu’il se savait condamné à sombrer dans la folie ? Et à pourrir de l’intérieur ?…

D’ici à quelques années, si je suis chanceux… Et beaucoup plus vite, dans le cas contraire.