Perrin se tut, certain que Faile allait détaler à toutes jambes.
— Si tu entends si bien que ça, dit calmement la jeune femme, je devrai faire attention à ce que je raconte quand tu es dans les environs.
Perrin prit la main de Faile afin qu’elle cesse de l’éponger.
— As-tu écouté ce que je t’ai dit ? Que penseront ton père et ta mère ? Un forgeron à moitié loup ? Toi, tu es une dame !
— Je pourrai répéter chaque mot que tu as dit… Mon père sera content. Il nous rabâche que le sang de notre lignée perd de la vigueur. Le pauvre regrette les jours anciens, et je sais qu’il me trouve particulièrement « adoucie ».
Faile eut un sourire qu’aucun loup au monde n’aurait renié.
— Ma mère… Elle a toujours rêvé que j’épouse un roi capable de fendre en deux un Trolloc d’un seul coup d’épée. Ta hache fera l’affaire, mais tu veux bien lui dire que tu es le roi des loups ? J’imagine que personne ne viendra contester ton droit à cette couronne, pas vrai ? Couper les Trollocs en deux suffirait à maman, mais le côté « roi » ne lui déplairait pas – un bonus, en quelque sorte.
— Par la Lumière ! couina Perrin.
Un instant, il avait cru que Faile était sérieuse.
Au fond, rien n’indiquait qu’elle ne l’était pas. Dans ce cas, rencontrer ses parents risquait d’être plus dangereux qu’un combat contre les Trollocs.
— Bois un peu, dit Faile en portant la chope aux lèvres du blessé. Tu as la gorge sèche, dirait-on.
Perrin but et faillit s’étrangler à cause du goût amer de l’eau. Faile y avait ajouté la poudre d’Ila. Et voilà qu’elle l’obligeait à tout boire !
Non, pas tout. Quand il parvint à la repousser, la chope n’était qu’à moitié vide. Pourquoi les médicaments étaient-ils toujours infects ? Parce que les femmes le faisaient exprès ! Perrin aurait mis sa tête à couper qu’elles se préparaient des potions beaucoup moins répugnantes.
— Je t’ai dit que je n’en voulais pas !
— Vraiment ? Je n’ai pas dû t’entendre… Quoi qu’il en soit, il faut que tu dormes. (Faile caressa les cheveux bouclés du jeune homme.) Dors, mon Perrin…
Indigné, Perrin tenta de dire qu’il avait bien exprimé son désir de ne rien prendre, et qu’elle ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Mais les mots semblèrent s’enrouler autour de sa langue et ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.
Il entendit quand même le doux murmure de Faile :
— Dors, mon roi des loups. Dors…
42
Une feuille manquante
Sous un soleil ardent, Perrin se tenait près des roulottes des Zingari. Le flanc intact – pas le moindre moignon de flèche ! –, il ne souffrait pas. Au milieu du camp, du petit bois était empilé sous des chaudrons suspendus à un trépied. Bientôt, de belles flambées crépiteraient. Un peu partout, du linge séchait sur des cordes tendues entre des branches d’arbres.
Personne en vue. Et pas davantage de chevaux. Sans veste ni chemise, Perrin portait un gilet de cuir de forgeron qui lui laissait les bras nus.
Un rêve… Un rêve normal ? Oui, n’était qu’il avait conscience d’évoluer dans un songe. Le rêve du loup avait une substance et une réalité qui n’appartenaient qu’à lui. Ici, l’herbe que foulaient ses bottes bruissait, la brise qui soufflait de l’ouest ébouriffait ses cheveux bouclés et les frênes comme les pruches embaumaient l’air. En revanche, les roulottes extravagantes des Gens de la Route ne paraissaient pas réelles, comme si elles avaient pu se volatiliser d’un moment à l’autre. Rien de plus logique, puisque les Tuatha’an ne restaient jamais bien longtemps au même endroit. Aucune terre ne les retenait.
Se demandant jusqu’à quel point son pays natal le retenait, Perrin voulut poser la main sur sa hache… et baissa les yeux, stupéfait. Son lourd marteau de forgeron était glissé dans la boucle de sa ceinture. Le marteau, pas la hache… Naguère, il aurait effectivement fait ce choix. À un moment, il avait même cru l’avoir fait. Mais c’était terminé. Il avait opté pour la hache, et ça ne changerait plus.
Instantanément, le tranchant en demi-lune surmonté d’une pique remplaça la tête du marteau. Mais la tête revint, avant de perdre définitivement la partie, supplantée par le tranchant.
Perrin en soupira de soulagement. Cette hésitation entre deux virtualités ne s’était jamais produite. En principe, dans le rêve du loup, il pouvait modifier sans difficulté tous les détails qui le concernaient.
— Et je veux la hache. Oui, la hache !
Perrin regarda autour de lui et aperçut une ferme, au sud. Des cerfs broutaient dans le champ d’orge entouré d’un muret de pierre rudimentaire. Ne sentant pas la présence de loups, le jeune homme n’appela pas Tire-d’Aile. Quand il l’entendait, le loup ne venait pas chaque fois, bien sûr. Mais là, Tueur pouvait rôder dans les environs, et…
Un carquois rempli de flèches apparut sur un flanc de Perrin. Soudain, il se retrouva avec un arc long entre les mains. Une flèche à grosse tête y était encochée et il portait une protection de cuir au bras gauche.
Autour de lui, rien ne bougeait à part les cerfs.
— Et je ne vais pas me réveiller de sitôt…, marmonna le jeune homme.
La potion que lui avait fait boire Faile était au moins aussi efficace qu’infecte. Il se souvenait de cette scène comme s’il en avait été le spectateur, pas le héros malheureux.
— Me faire boire comme si j’étais un bébé !
Quand Perrin avança d’un pas démesurément long, le paysage se brouilla autour de lui, comme toujours dans le rêve du loup. Un seul pas, et voilà qu’il se retrouvait dans la cour de la ferme ! Quelques volailles s’éparpillèrent devant lui, comme si elles étaient déjà revenues à l’état sauvage. La bergerie aux murs de pierre était vide, et les deux étables au toit de chaume hermétiquement fermées. Même si des rideaux pendaient aux fenêtres, la ferme à un étage semblait abandonnée. Si ce qu’il voyait reflétait la réalité – en général, c’était le cas –, les fermiers devaient avoir fui depuis des jours. Faile avait raison : les avertissements de Perrin s’étaient répandus bien au-delà des endroits où il était allé.
— Faile…, murmura le jeune homme, encore ébahi.
La fille d’un seigneur… Non, d’un triple seigneur, maréchal en plus de ça, et oncle d’une reine.
— Par la Lumière ! Faile est la cousine d’une reine…
Et elle aimait un simple forgeron ? Décidément, qui pouvait comprendre les femmes ?
Cherchant à voir jusqu’où ses avertissements avaient eu un effet, Perrin zigzagua jusqu’à mi-chemin de Promenade de Deven. Presque une demi-lieue à chaque pas, rien que ça ! Croisant et recroisant sa propre piste, il constata qu’une ferme sur cinq environ paraissait encore habitée. S’il ne vit personne, certains signes ne trompaient pas : des portes ouvertes, des fenêtres relevées, une poupée, un cerceau ou un cheval de bois attendant sous un porche… Voir les jouets retourna l’estomac de Perrin. Même si les fermiers ne l’avaient pas cru, il y avait assez d’exploitations incendiées autour d’eux pour qu’ils aient songé à mettre les enfants en sécurité.
Le jeune homme se pencha pour ramasser une poupée au visage de porcelaine vêtue d’une robe à fleurs. L’œuvre d’une mère aimante, ce minutieux travail de couture…
Perrin battit des paupières. La même poupée gisait toujours sur les marches d’où il venait de l’enlever. Et quand il se pencha de nouveau, celle qu’il tenait se volatilisa.
Des éclairs noirs dans le ciel l’empêchèrent de s’appesantir sur la question. Des éclairs ? Non, des corbeaux, un vol d’une trentaine d’oiseaux se dirigeant vers le bois de l’Ouest. Et vers les montagnes de la Brume, où il avait vu Tueur pour la première fois. Très calme, Perrin regarda les corbeaux disparaître à l’horizon, puis il entreprit de les suivre.