Faisant des pas de plus d’une lieue – à cette vitesse, le paysage n’était plus qu’une bande floue qui se déroulait sur sa droite et sur sa gauche –, Perrin traversa le bois de l’Ouest aride et rocailleux et les dunes de Sable, puis il s’enfonça dans la chaîne de montagnes aux pics couronnés de brouillard. Passant sans les voir par une série de vallées où se dressaient des pins, des sapins et des pruches, il fondit sur celle où il avait aperçu pour la première fois l’inconnu que Tire-d’Aile appelait Tueur.
Sur le flanc de montagne où Perrin et ses compagnons avaient émergé à l’air libre, quittant les Chemins, le Portail était toujours fermé, la feuille d’Avendesora impossible à repérer au milieu des autres sculptures végétales.
Sur le site où Manetheren avait été incendiée, des arbres ratatinés résistaient comme ils pouvaient aux assauts du vent. En contrebas, les rayons du soleil faisaient scintiller les eaux de la Manetherendrelle. Humant l’air, Perrin capta la présence dans la vallée de cerfs, de lièvres et de renards. Rien ne bougeait, comme souvent dans le rêve du loup.
Perrin fit mine de partir, mais il se ravisa. La feuille d’Avendesora ? Une seule ? Loial avait condamné le Portail en plaçant de ce côté les deux feuilles !
Perrin se retourna et son sang se glaça dans ses veines. Le Portail était ouvert, ses portes désormais recouvertes de véritable végétation dévoilant la surface argentée terne où l’image du jeune homme se reflétait faiblement.
Comment est-ce possible ? Loial a verrouillé ce fichu truc !
Sans avoir eu conscience d’avancer, Perrin se retrouva devant le Portail. Aucune feuille d’Avendesora ne frémissait sous les caresses du vent à l’intérieur des deux portes. Mais en ce moment même, dans le monde réel, quelqu’un ou quelque chose devait être en train de traverser à l’endroit exact où Perrin se tenait.
Il toucha la surface terne et ne put s’empêcher de grogner. Dans le rêve du loup, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un miroir sur lequel ses doigts glissaient comme sur du verre.
Du coin de l’œil, Perrin vit qu’une feuille d’Avendesora était revenue à sa place à l’intérieur d’une porte. Sautant en arrière, il regarda le portail se fermer.
Quelqu’un ou quelque chose venait d’en sortir. Ou d’y entrer.
D’en sortir, logiquement…
Peut-être, mais il n’avait pas envie de penser que d’autres Trollocs, sans doute accompagnés par des Blafards, venaient de débouler à Deux-Rivières.
Les portes se joignirent, redevenant des blocs de pierre sculptés.
Sentant soudain qu’on l’épiait, Perrin s’écarta, capta du coin de l’œil une sorte d’éclair sombre qui fendit l’air à l’endroit où aurait dû être son torse – une flèche, bien sûr –, puis il fit un bond extraordinaire, atterrit sur le versant d’un pic très éloigné de son point de départ et sauta de nouveau afin de sortir de la vallée de Manetheren.
Revenant sur ses pas, il imagina la vallée qu’il venait de quitter et se remémora la flèche brièvement entrevue. Reconstituant la direction d’où elle venait et l’angle d’incidence, il conclut qu’elle avait seulement pu être tirée de…
Un dernier bond ramena Perrin sur le flanc d’une montagne, au-dessus de la tombe de Manetheren. S’accroupissant entre deux pins tellement malmenés par le vent qu’ils penchaient d’un côté, il arma son arc. La flèche avait fusé d’un amas de rochers, un peu au-dessous de sa position actuelle. Tueur devait encore être là… Il ne pouvait pas être parti…
Sans réfléchir, Perrin sauta de nouveau, les montagnes environnantes se muant en une frise de gris, de vert et de marron.
— Presque…, grogna-t-il.
Il avait failli commettre la même erreur que dans le bois de l’Eau. Penser qu’un ennemi se comporterait comme il le supposait, histoire de lui faciliter la vie.
Cette fois, il courut aussi vite qu’il le pouvait et atteignit la lisière des dunes de Sable en trois bonds. Espérant ne pas avoir été vu, il décrivit un cercle beaucoup plus large et retourna sur le même flanc de montagne, mais beaucoup plus haut, là où l’air raréfié devenait mordant et rudoyait quelques arbustes au tronc sûrement plus résistant que celui de bien des arbres.
Une position plus élevée que celle où un homme aurait pu se cacher pour piéger un adversaire désireux de le surprendre après qu’il lui eut tiré dessus.
La proie de Perrin se tapissait une centaine de pas plus bas. Un type très grand en veste noire accroupi derrière une saillie rocheuse, un arc à moitié armé au poing, ses yeux noirs rivés un peu plus bas sur la pente. La distance étant minime pour ses yeux de loup, Perrin put enfin étudier en détail son ennemi. La veste noire à col montant était typique des Terres Frontalières, et Tueur ressemblait assez à Lan pour être son frère.
Certes, mais le Champion n’avait pas de frère, ni d’autres parents vivants. Et s’il en avait eu, qu’auraient-ils fichu à Deux-Rivières ?
Pourtant, il s’agissait bien d’un homme des Terres Frontalières. Originaire du Shienar, peut-être… Sauf qu’il portait les cheveux longs – sans arborer de toupet – et gardait son front dégagé grâce à une lanière de cuir très semblable à celle de Lan. Pourtant, ce ne pouvait pas être un Malkieri, puisque le Champion était le dernier survivant de son peuple.
D’où que vienne Tueur, Perrin se prépara à lui planter une flèche entre les omoplates. Car enfin, ce type avait tenté de le tuer, non ? Mais tirer en descente pouvait se révéler délicat…
Perrin avait-il attendu trop longtemps, permettant à son adversaire de sentir un regard peser sur sa nuque ? Quoi qu’il en soit, Tueur devint soudain une silhouette floue qui fonçait vers l’est.
Éructant un juron, Perrin se lança à sa poursuite. Trois bonds pour atteindre les dunes de Sable, un de plus pour gagner le bois de l’Ouest. Mais Tueur sembla s’être volatilisé entre les arbres et les buissons.
Perrin s’immobilisa et tendit l’oreille. Les oiseaux et les écureuils s’étaient tus. Humant l’air, le jeune homme sentit que des cerfs étaient passés par là un peu plus tôt. Il capta aussi une odeur humaine – enfin, une odeur d’être vivant, mais trop froide et trop dépourvue d’émotions pour être vraiment celle d’un homme.
Tueur ne devait pas être loin. Hélas, en l’absence du moindre souffle d’air, Perrin ne put pas déterminer d’où venait l’odeur.
— Yeux Jaunes, verrouiller le Portail était plutôt malin.
Perrin se raidit, tous les sens aux aguets. Mais dans un bois à la végétation si dense, pas moyen de dire d’où venait la voix.
— Si tu savais combien de Créatures des Ténèbres ont péri en essayant de sortir des Chemins à cet endroit, ça te redonnerait du cœur au ventre. Massin Shin a fait un vrai festin, grâce à ce coup-là. Mais la ruse n’était pas assez bonne. Comme tu l’as vu, ce Portail est ouvert, désormais.
Sur la droite, pas loin du tout… Aussi silencieux qu’à l’époque où il chassait dans ce bois, Perrin se faufila entre les arbres.
— Au début, ce furent quelques centaines seulement, Yeux Jaunes. Ce qu’il fallait pour déstabiliser ces crétins de Fils de la Lumière et s’assurer de la mort du renégat. (La voix de Tueur vibra de colère.) Que les Ténèbres me consument ! cet homme a encore plus de chance que la Tour Blanche ! (Tel un dément, Tueur passa de la colère au rire grinçant.) Mais toi, Yeux Jaunes… Ta présence fut une surprise. Sais-tu que certains veulent voir ta tête au bout d’une pique ? Ton précieux territoire sera retourné comme un vulgaire champ, et tout ça pour te déterrer ! Que penses-tu de cette nouvelle ?