Perrin s’immobilisa près du tronc torturé d’un grand chêne. Pourquoi ce type parlait-il tant ? Et pourquoi parlait-il, pour commencer ?
Pour m’attirer jusqu’à lui.
S’adossant au chêne, Perrin sonda la forêt. Toujours aucun mouvement. Tueur le manipulait pour qu’il tombe dans un traquenard. Bien sûr, il voulait trouver cet assassin et lui déchiqueter la gorge. Mais s’il était vaincu, personne ne saurait que le Portail, désormais rouvert, laissait passer des centaines voire des milliers de Trollocs.
Pas question d’entrer dans le jeu de Tueur !
Avec un sourire amer, Perrin s’arracha au rêve du loup, s’ordonna de se réveiller et…
… Sursauta quand Faile lui passa les bras autour du cou, lui mordillant gentiment la barbe. Autour d’eux, les violons des Zingari jouaient un air endiablé.
La poudre d’Ila ! Je ne peux pas me réveiller !
Oubliant qu’il rêvait toujours, le jeune homme prit Faile dans ses bras et l’entraîna dans les ombres, à un endroit où l’herbe était douce…
Le réveil fut un processus très lent et en permanence imprégné par la douleur qui irradiait du flanc de Perrin. Alors que la lumière du jour filtrait des deux petites fenêtres, il se sentit enfin assez lucide pour tenter de s’asseoir… et retomba lourdement dans son lit.
Faile se leva d’un bond de son petit tabouret. Ses yeux cernés laissaient penser qu’elle n’avait pas dormi.
— Tiens-toi tranquille, dit-elle. En dormant, tu t’es assez agité comme ça. Après t’avoir empêché de t’enfoncer davantage la flèche dans la chair, je ne te laisserai pas le faire une fois réveillé.
Appuyé à la cloison, près de la porte, Ihvon regardait la scène sans broncher.
— Aidez-moi à me lever, dit Perrin.
Parler lui faisait mal, mais guère plus que respirer, et il avait des choses à dire.
— Je dois retourner dans les montagnes – jusqu’au Portail.
Faile posa une main sur le front de son compagnon.
— Non, pas de fièvre… Perrin Aybara, tu vas filer à Champ d’Emond, où une des Aes Sedai te guérira. Pas question que tu te suicides en essayant de gagner les montagnes avec une flèche dans le corps. Tu m’entends ? Si tu parles encore de cette folie, je demanderai à Ila une potion qui te rendormira, et tu voyageras sur une civière. Ce que tu vas peut-être devoir faire de toute façon, j’en ai peur…
— Les Trollocs, Faile ! Le Portail est rouvert. Il faut que je les arrête !
La jeune femme secoua la tête sans l’ombre d’une hésitation.
— Dans l’état où tu es, que voudrais-tu y faire ? Pour toi, c’est Champ d’Emond sans escale !
— Mais…
— Il n’y a pas de « mais ». Et je ne veux plus rien entendre.
Perrin serra les dents. Hélas, Faile avait raison. S’il était incapable de se lever seul, comment pourrait-il rester en selle jusqu’à Manetheren ?
— Bon, Champ d’Emond…, capitula-t-il de bonne grâce.
Faile haussa les épaules et marmonna quelque chose comme « tête de pioche ».
Que veut-elle de plus ? Je reconnais qu’elle a raison. Ce n’est pas suffisant ? Tête de pioche toi-même !
— Ainsi, il va y avoir d’autres Trollocs, murmura Ihvon.
En digne Champion, il ne demanda pas comment Perrin le savait, puis il haussa les épaules, à croire que les monstres étaient le cadet de ses soucis.
— Je vais dire aux autres que tu es réveillé, annonça-t-il en sortant.
— Suis-je le seul à voir le danger ? se plaignit Perrin.
— Moi, je vois que tu as une flèche dans le corps, lâcha Faile.
Très aimable à elle de le lui rappeler ! La douleur revenant, sans doute parce qu’il avait sursauté en entendant la remarque, Perrin ne put s’empêcher de gémir.
Faile eut un hochement de tête satisfait. Oui, satisfait !
Perrin aurait voulu se mettre en route immédiatement. Plus vite il serait guéri, et plus rapidement il pourrait verrouiller de nouveau le Portail – définitivement, cette fois. Hélas, Faile insista pour qu’il prenne un petit déjeuner. Un bouillon avec des légumes écrasés tout juste bon pour un bébé – une cuillerée à la fois, avec une pause pour lui essuyer le menton. Malgré ses protestations, Faile refusa de le laisser manger seul. Et chaque fois qu’il lui demanda d’accélérer, elle lui fit ravaler sa requête en lui enfonçant la cuillère jusqu’au fond de la gorge.
Quand elle passa à la toilette, brossant les cheveux du jeune homme et lui peignant la barbe, il se mura dans un silence offensé.
— Tu es mignon quand tu boudes, railla Faile.
Puis elle lui pinça le nez !
En chemisier vert et jupe bleue, Ila entra dans la roulotte avec sur les bras la veste et la chemise de Perrin, toutes deux reprisées et lavées. Non sans irritation, le jeune homme dut accepter l’aide des femmes pour s’habiller, et avant ça, pour s’asseoir dans le lit. À cause du moignon de hampe, Ila et Faile laissèrent la veste ouverte et elles ne rentrèrent pas la chemise dans le pantalon.
— Merci, Ila, dit Perrin en passant un index sur le tissu. Du très bon travail de couturière.
— Excellent, oui. Faile est une artiste avec une aiguille et du fil.
Faile rosit et Perrin lui sourit, se souvenant de sa conviction, lorsqu’elle avait juré de ne jamais lui repriser ses affaires. Quelque chose dans le regard de sa compagne l’incita à ne pas en rajouter. Parfois, le silence était d’or.
— Merci, dit-il au lieu de lancer une plaisanterie.
Là, Faile vira au rouge vif.
Une fois qu’on l’eut mis debout, Perrin gagna assez facilement la porte, mais les deux femmes durent le soutenir pour qu’il puisse descendre les quelques marches de bois. Une fois dehors, Perrin constata que tous les chevaux étaient sellés, ses hommes l’attendant, arc accroché dans le dos. Les vêtements propres, eux-mêmes débarbouillés, ils ne semblaient plus en si piteux état.
Une soirée passée avec les Zingari leur avait à l’évidence remonté le moral – même à ceux qui paraissaient toujours incapables de marcher cent pas. De l’hébétude de la veille, il ne restait presque plus rien dans les yeux des « héros » de Deux-Rivières.
Wil enlaçait une très jolie Tuatha’an aux grands yeux noirs – quoi d’étonnant à ça ? – et Ban Lewin, un bandage autour du crâne lui hérissant les cheveux sur la tête, tenait la main d’une autre beauté en souriant timidement.
Les autres dévoraient le plat végétarien qu’on leur avait servi en guise de petit déjeuner.
— C’est délicieux, Perrin, dit Dannil en rendant son assiette à une Zingari.
La femme fit mine de le resservir, mais il secoua la tête, déclarant pourtant :
— Je pourrais m’en gaver. Pas toi ?
— Moi, j’ai le ventre plein…
De bouillon et de légumes écrasés…
— Les Zingara ont dansé, cette nuit…, dit Tell, le cousin de Dannil. Toutes les femmes célibataires, et même quelques épouses… Tu aurais dû voir ça, Perrin !
— J’ai eu cette chance, Tell…, fit Perrin d’un ton neutre.
Pas assez neutre, apparemment, à en juger par la réaction de Faile.
— Tu as vu la tiganza, je parie ? Un jour, si tu es gentil, je danserai peut-être la sa’sara pour toi, et tu comprendras ce que veut vraiment dire le verbe « danser ».
Reconnaissant le nom de la danse, Ila eut un petit cri de surprise. La pauvre Faile rougit de nouveau, passant cette fois à l’écarlate.
Perrin s’en lécha par avance les babines. Si la sa’sara était plus stimulante que les évolutions des Zingara – la tiganza, s’il avait bien compris – il avait hâte de voir ça.