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— Espèce de gros bœuf sans cervelle ! explosa Faile. Des hommes ont déposé leur cœur et leur fortune aux pieds de danseuses de sa’sara. Si ma mère se doutait que je sais…

Faile se tut brusquement, comme si elle en avait trop dit, et elle regarda droit devant elle. Perrin nota qu’elle était rouge jusqu’à la racine des cheveux.

— Dans ce cas, inutile de te fatiguer à danser, dit Perrin. Mon cœur et mon absence de fortune sont déjà à tes pieds.

Ce fut au tour de Faile de trébucher. Puis elle sourit et pressa une joue contre le mollet botté de son compagnon.

— Tu es trop malin pour moi, murmura-t-elle. Un jour, je danserai devant toi, et ton sang bouillira dans tes veines.

— Ça, c’est déjà fait, dit Perrin, se gagnant un nouveau sourire.

Glissant un bras derrière sa jambe, Faile se serra contre lui tout en marchant.

Après un moment, même imaginer les évolutions de sa compagne – en extrapolant à partir de celles des Zingara, et en ajoutant un coefficient multiplicateur – ne parvint plus à faire oublier la douleur au jeune homme. Chaque pas de Trotteur devenant une torture, il se tint le plus droit possible, car ça semblait améliorer un peu les choses. Sans compter qu’il ne voulait pas saboter le moral miraculeusement recouvré de ses troupes. Tous les blessés, même en piteux état, s’efforçaient de ne pas s’avachir sur leur selle. Ban, Dannil et les autres marchaient comme à la parade. Et il n’était pas question que leur chef soit le premier à flancher.

Wil commença à siffler Revenir de la brèche de Tarwin, et trois ou quatre garçons reprirent la mélodie avec lui. Puis Ban se mit à chanter – bizarrement, d’une voix pas du tout nasale :

Mon beau pays m’attend là-bas

Et la fille que j’ai laissée…

De tous les trésors convoités

Les plus précieux ce sont ceux-là.

Ses si beaux yeux et son sourire

Ses bras si doux sa peau si tendre

Et ses baisers qui me chavirent

Et ses mains que je vois se tendre.

S’il existe un plus grand trésor

Je ne l’ai point connu encore.

D’autres voix se joignirent à celle de Ban pour le deuxième couplet. Ihvon lui-même se mit de la partie, et Faile aussi.

Perrin s’en abstint. Depuis toujours, on lui répétait qu’il chantait encore moins bien qu’un crapaud enroué.

Certains héros se mirent à marcher au pas au rythme de la musique.

Oui de Tarwin j’ai vu la brèche

Et des Trollocs senti la haine

Et des Blafards la gorge sèche

Vu frapper la lame d’ébène.

Mais en mon beau pays m’attend

Ma douce amie pour y danser

Toute la vie en s’embrassant

À l’ombre aimable des pommiers.

Perrin secoua la tête. La veille, ces hommes étaient prêts à détaler comme des lapins. Et voilà qu’ils chantaient, évoquant une bataille si ancienne qu’il n’en restait aucun souvenir à Deux-Rivières, à part cette chanson. Ces garçons étaient-ils en train de devenir des soldats ? Eh bien, c’était une excellente idée, s’il ne réussissait pas à verrouiller très vite le Portail.

Les fermes se firent plus nombreuses et plus proches les unes des autres. Puis la colonne emprunta des pistes ménagées entre une multitude de champs délimités par une haie ou un muret. Des exploitations abandonnées. Ici, personne n’était resté attaché à la terre…

Les héros arrivèrent sur l’ancienne Route, qui serpentait vers le nord à partir de la rivière Blanche – la Manetherendrelle –, passant par Promenade de Deven avant d’arriver à Champ d’Emond. Ici, on commençait à voir des moutons. Plusieurs troupeaux réunis, avec dix bergers là où il y en aurait eu un auparavant, la moitié étant des hommes adultes armés d’un arc.

Éberlués, ces bergers regardèrent passer la colonne de jeunes gens chantant à tue-tête une marche militaire.

Lorsqu’il aperçut enfin Champ d’Emond, Perrin en resta muet de surprise. Stupéfaits, ses hommes cessèrent brusquement de chanter.

Les arbres, les clôtures et les haies les plus proches du village s’étaient simplement volatilisés. À l’ouest de Champ d’Emond, les maisons avaient de tout temps été entourées des arbres du bois de l’Ouest. Il restait bien quelques chênes et quelques pruches entre les bâtiments, mais la lisière du bois se trouvait désormais à cinq cents pas de distance – l’extrême portée d’un arc long – et des bûcherons continuaient à couper les arbres pour agrandir encore ce terrain découvert.

Tout autour du village, des pieux plantés dans le sol selon un angle bien particulier – une inclinaison visant à « accueillir » d’éventuels visiteurs – constituaient une défense à première vue impénétrable, sauf à l’endroit où arrivaient les routes, bien entendu. Entre ces pieux, des hommes montaient la garde. Équipés de fragments d’armure, de cuirasses rapiécées et de casques de récupération, ces défenseurs brandissaient des lances à sanglier, des hallebardes rouillées ou des armes improvisées à partir d’outils.

Sur certains toits de chaume, des hommes et des adolescents, tous munis d’un arc, sondaient le périmètre du village. Tous se levèrent en apercevant la colonne et crièrent des avertissements aux villageois qui allaient et venaient dans les rues.

Derrière les pieux, Perrin remarqua plusieurs assemblages de bois et de cordes à côté desquels reposaient des piles de très grosses pierres.

— Des catapultes, dit Ihvon. Six, à ce jour… Vos menuisiers s’en sortent très bien, depuis que Tomas et moi leur avons montré comment faire. Les pieux serviront à briser la charge des Trollocs – ou des Capes Blanches, le cas échéant.

Le Champion évoquait les batailles à venir comme s’il parlait de la pluie et du beau temps.

— Ne t’ai-je pas dit que Champ d’Emond entend se défendre seul ? lança Faile, sa voix vibrant de fierté comme s’il s’était agi de son village. Des gens très durs pour une terre si douce. Ils seraient presque dignes d’être du Saldaea. Moiraine dit souvent que le sang de Manetheren est encore très puissant ici.

Perrin fut bien contraint d’acquiescer.

Alors que les rues étroites grouillaient de monde, presque comme dans une ville, des chariots et des charrettes occupaient tout l’espace libre entre les maisons. Par les portes et les fenêtres ouvertes, on voyait d’autres silhouettes, comme si la population avait été multipliée par dix.

La foule s’écarta pour céder le passage à Ihvon et aux Aiels, qui servaient d’avant-garde à la colonne.

Des murmures coururent bientôt dans tout le village.

— Perrin Yeux Jaunes ! C’est Perrin Yeux Jaunes !

— Oui, Perrin Yeux Jaunes !

— Perrin Yeux Jaunes…

Le jeune homme regretta ces débordements. Car enfin, une bonne partie de ces gens le connaissaient. Que pensaient-ils donc faire ? Dans la foule, il reconnut Neysa Ayellin, une solide femme au visage chevalin qui lui avait flanqué une fessée mémorable le jour où Mat l’avait convaincu de lui voler une tarte aux groseilles. Un peu plus loin, il aperçut Cilia Cole, la première fille qu’il avait embrassée – toujours aussi agréablement rondelette, semblait-il.

Et là, le chauve avec une pipe, c’était bien Pel Aydaer, l’homme qui lui avait appris à pêcher des truites à mains nues.

Daise Congar, une matrone qui faisait passer Elsbet Luhhan pour une douce demoiselle, se tenait à côté de son mari Wit, un type fluet qui filait doux dès que son sergent-major d’épouse lui tombait dessus.

Tous ces gens regardaient Perrin, murmurant à l’oreille des réfugiés qui ne savaient peut-être pas qui il était.