Voyant le vieux Cenn Buie soulever un enfant sur ses épaules, lui montrer le « général » et tenir un discours exalté, Perrin ne put s’empêcher de soupirer d’accablement. Ces gens étaient-ils tous devenus fous ?
Semant la panique parmi de paisibles volailles, des hordes d’admirateurs entouraient, précédaient et suivaient la petite colonne de rescapés. Énervés par ce vacarme, les cochons et les veaux enfermés dans des enclos braillaient encore plus fort. La place Verte était envahie de moutons et de vaches laitières blanches tachetées de noir. Pas plus impressionnées que ça, des oies blanches ou grises allaient et venaient entre les ovins et les bovins.
Au milieu de la place, en haut d’un mât, un étendard blanc bordé de rouge, une tête de loup rouge s’affichant au milieu, se laissait paresseusement caresser par le vent.
Perrin interrogea Faile du regard, mais elle parut aussi interloquée que lui.
— Un symbole…, dit une voix familière.
Perrin n’avait pas entendu approcher Verin. Mais il capta les murmures qui couraient dans la foule.
— Une Aes Sedai… Une Aes Sedai…
Regardant Ihvon, Perrin constata qu’il ne semblait pas le moins du monde étonné. En revanche, les gens regardaient Verin avec des yeux ronds comme des soucoupes.
— Les humains ont besoin de symboles, reprit Verin en posant une main sur l’encolure de Trotteur. Alanna a parlé à quelques villageois de la terreur que les loups inspiraient aux Trollocs. L’idée de cet étendard s’est imposée toute seule. Tu n’aimes pas, jeune Perrin ?
Perrin crut entendre une certaine… sécheresse… dans la voix de l’Aes Sedai. Ses yeux noirs posés sur lui avaient quelque chose de ceux d’un oiseau qui surveille un ver de terre.
— Je me demande ce que la reine Morgase penserait de ça, dit Faile. Ce territoire appartient au royaume d’Andor. Les reines apprécient peu que des étendards bizarres flottent sur leurs terres.
— Un royaume, ce n’est rien, sinon des lignes sur une carte, dit Perrin. (La douleur ayant un peu diminué, il se sentait un rien plus fringant.) Avant d’aller à Caemlyn, je ne savais pas que Deux-Rivières était un territoire du royaume d’Andor. Et je doute que beaucoup de gens ici en aient conscience.
— Perrin, les dirigeants ont tendance à se fier aux cartes, dit Faile.
Aucun doute sur le ton de sa voix – très sec, celui-là.
— Quand j’étais petite, certaines régions du Saldaea n’avaient plus reçu la visite d’un collecteur d’impôts depuis cinq générations. Dès que mon père a pu s’occuper d’autre chose que de la Flétrissure, Tenobia a fait en sorte de rappeler à ces gens qui était leur reine.
— Ici, c’est Deux-Rivières, fit Perrin, souriant, pas le Saldaea.
Dans ce pays, les gens n’avaient pas l’air très commodes… Quand il regarda Verin, le sourire du jeune homme s’effaça.
— Je pensais que vous cachiez votre… véritable nature.
Qu’est-ce qui était le plus perturbant ? Des Aes Sedai ici en secret, ou des Aes Sedai qui ne se dissimulaient plus ?
La main de Verin passa au-dessus du moignon de hampe qui saillait du flanc de Perrin, qui sentit sa blessure picoter bizarrement.
— Ce n’est pas bon du tout…, murmura l’Aes Sedai. La pointe est coincée dans la côte et une infection s’est déclarée malgré le cataplasme. Il va falloir recourir aux services d’Alanna.
Verin retira sa main. Aussitôt, les picotements cessèrent.
— Que disais-tu, Perrin ? Nous cacher ? Avec ce qui arrive ici, je ne vois pas comment nous aurions pu faire, à moins de partir à tout jamais. Tu n’aurais pas voulu ça, pas vrai ?
De nouveau, Perrin eut le sentiment d’être un ver de terre convoité par un oiseau.
— Je suppose que non, admit-il après une brève hésitation.
— J’ai beaucoup de plaisir à te l’entendre dire.
— Pourquoi êtes-vous venue ici, Verin ?
L’Aes Sedai fit mine de ne pas avoir entendu.
— Bon, il va falloir te guérir. Et s’occuper des autres jeunes gens… Alanna et moi, nous pourrons faire le plus gros, mais…
Perrin n’écouta plus. Regardant ses compagnons, il vit qu’ils étaient tout aussi surpris que lui. Ban contemplait l’étendard en se grattant la tête, et d’autres garçons regardaient autour d’eux sans en croire leurs yeux.
En majorité, les hommes de Perrin fixaient Verin sans dissimuler leur malaise. Comme leur chef, ils avaient entendu les murmures au sujet d’une Aes Sedai. Et ils trouvaient pour le moins surprenant que leur « général » discute avec une sœur comme s’il la connaissait depuis toujours.
Verin soutint le regard des jeunes soldats. Soudain, sans même tourner la tête, elle tendit un bras derrière elle et, la tenant par le poignet, tira hors de la foule une fillette de dix ou onze ans. La gamine aux longs cheveux noirs ornés de rubans s’en pétrifia de terreur.
— Tu connais Daise Congar, petite ? Va lui dire que des blessés ont besoin des potions et des baumes d’une Sage-Dame. Ajoute qu’elle a intérêt à se dépêcher, parce que ses grands airs commencent à me taper sur les nerfs. Tu as bien compris ? Alors, file !
Perrin ne reconnut pas la gamine, mais à l’évidence, l’enfant connaissait Daise Congar, car elle ne parut pas ravie par la teneur du message. Cela dit, Verin était une Aes Sedai. Après avoir pesé le pour et le contre – Daise d’un côté, une sœur de l’autre –, la fillette fonça et disparut au milieu de la foule.
— Alanna va s’occuper de ton cas, dit Verin en levant les yeux sur Perrin.
Le genre de phrase à double sens que le jeune homme abominait…
43
Se soucier des vivants
Verin prit la bride de Trotteur et le guida jusqu’à l’Auberge de la Cascade à Vin. S’écartant devant l’Aes Sedai, la foule se referma ensuite derrière elle et lui emboîta le pas. Dannil, Ban et les autres suivirent le mouvement tandis que des parents et des proches les rejoignaient.
Ébahis par la métamorphose de Champ d’Emond, les jeunes gens continuaient à afficher leur fierté en allongeant le pas, même s’ils boitaient, ou en se tenant le plus droit possible sur leur selle. Après avoir combattu les Trollocs, ils revenaient chez eux, et ce n’était pas rien.
Autour d’eux, des mères, des tantes et des grands-mères bouleversées de les voir en si piteux état ravalaient leurs sanglots sans parvenir à retenir leurs larmes. Les yeux plissés, des hommes tentaient de dissimuler leur inquiétude derrière de virils sourires. Plaisantant sur la barbe naissante de bien des héros, ils leur tapaient joyeusement sur l’épaule, manquant bien souvent de les faire trébucher ou s’étaler.
Des petites amies accouraient, envoyant des baisers à l’élu de leur cœur. Partagées entre bonheur et compassion, elles avançaient en compagnie de cadettes et de cadets à la fois angoissés et stupéfiés de voir célébrer pour son héroïsme le frère avec lequel ils jouaient encore hier comme s’il ne devait jamais sortir de l’enfance.
Dans la foule, plusieurs voix posaient des questions que Perrin aurait donné cher pour ne pas entendre.
— Où est Kenley ?
Sa natte encore brune discrètement striée de blanc, maîtresse Ahan était une très jolie femme. Mais en ce jour, l’angoisse déformait ses traits, et elle blêmissait un peu plus chaque fois qu’un des survivants détournait la tête pour ne pas croiser son regard.
— Où est mon Kenley ?
— Bili ! cria le vieux Hu al’Dai. Quelqu’un a vu Bili al’Dai ?
— Hu !
— Jared !
— Tim !
— Colly !
Arrivé devant l’auberge, Perrin se laissa glisser de sa selle. Sans même voir qui l’empêchait de s’écrouler, il gémit :