Malgré la chaleur ambiante, Rand eut un frisson glacé.
Il faudrait que je dorme…
Dès le matin, les Hauts Seigneurs allaient revenir à la charge, mendiant ses faveurs. Enfin, celles du Dragon Réincarné…
Si je me rendors, je ne rêverai peut-être pas.
Alors qu’il se retournait, cherchant un endroit où les draps seraient secs, Rand se pétrifia, l’oreille tendue. Il y avait comme un bruissement dans les ténèbres. Il n’était pas seul…
L’Épée Qui N’en Est Pas Une se trouvait hors de sa portée, reposant sur un présentoir somptueux en forme de trône offert par les Hauts Seigneurs – sans doute avec l’espoir que Rand garde Callandor hors de leur vue.
Quelqu’un veut voler l’arme…, pensa le jeune homme. Ou assassiner le Dragon Réincarné.
Même sans les mises en garde que Thom lui soufflait à l’oreille, il aurait deviné que les ferventes déclarations de loyauté des Hauts Seigneurs n’avaient rien de sincère.
Chassant de son esprit toute pensée ou toute émotion, Rand s’immergea sans effort dans le Vide : un cocon de paix et de calme, à l’intérieur de lui-même, à partir duquel il pouvait puiser dans la Source Authentique.
Contrairement à d’habitude, il y parvint sans difficulté.
Le saidin se déversa en lui tel un torrent de lumière blanche et de chaleur. L’emplissant de vie et de vigueur, il lui donna en même temps la nausée à cause de la souillure du Ténébreux. On eût dit que les eaux usées d’un égout venaient flotter à la surface d’un étang à l’onde limpide et fraîche…
Le flux de Pouvoir menaça d’emporter Rand, le consumant et le noyant tout à la fois.
Au prix d’un pur effort de volonté, le jeune homme maîtrisa cette déferlante. Canalisant le Pouvoir en même temps qu’il sautait du lit, il se réceptionna dans la position nommée la Fleur de Pommier dans le Vent. S’ils avaient été très nombreux, ses ennemis auraient fait plus de bruit. Néanmoins, la figure d’escrime, si poétiquement nommée, était conçue pour affronter plus d’un adversaire.
À l’instant où ses pieds touchaient le tapis, une épée apparut entre ses mains. La poignée très longue, la lame à un seul tranchant légèrement incurvée, cette arme ressemblait à une flamme pétrifiée. Pourtant, elle n’était pas chaude au toucher. Sur sa lame couleur de feu, la silhouette d’un héron ressortait fièrement.
Autour de Rand, toutes les bougies et les lampes dorées s’allumèrent, des réflecteurs projetant leur lumière dans la pièce. De grandes glaces accrochées aux murs et deux miroirs en pied remplirent le même office, illuminant si bien la chambre qu’on aurait pu lire sans effort dans le moindre de ses recoins.
Sur son présentoir de bois aussi grand et aussi large qu’un homme – une magnifique pièce d’ébénisterie délicatement sculptée, dorée à l’or fin et incrustée de pierres précieuses – l’épée qui semblait en cristal, Callandor, continuait à trôner comme si de rien n’était.
Dans la chambre, tout le mobilier était doré et orné de pierreries : le lit, les fauteuils, les bancs, les armoires, les coffres et même le coin toilettes. Dans le même ordre d’idées, les carafes et les coupes, de la fine porcelaine du Peuple de la Mer, brillaient de tous leurs feux. Le seul tapis du Tarabon, avec ses motifs entrelacés écarlates, jaunes et bleus, valait assez cher pour payer la nourriture d’un village pendant des mois. Sur toutes les surfaces planes, on pouvait admirer d’autres merveilles de l’artisanat du Peuple de la Mer et une entière collection de gobelets et de coupes en argent incrusté d’or – ou le contraire, pour changer un peu. Sur le manteau de la cheminée, deux loups en argent aux yeux de rubis tentaient de faire basculer sur le sol un cerf d’or de trois bons pieds de haut. Afin d’occulter la lumière, des rideaux de soie écarlate ornés de superbes aigles brodés en fil d’or pendaient devant les étroites fenêtres, un souffle d’air les faisant doucement onduler.
Certains arborant encore la poussière de la bibliothèque de la Pierre de Tear, des livres reliés de cuir ou de bois reposaient partout où il y avait un peu de place pour eux.
Alors qu’il pensait découvrir des voleurs ou des assassins, Rand se retrouva face à une seule et unique jeune femme aux longs cheveux noirs. Hésitante et un peu mal à l’aise dans sa robe de soie si fine qu’elle révélait plus de choses qu’elle en cachait, Berelain, la dirigeante de la cité-État de Mayene, était la dernière personne que Rand s’attendait à voir dans sa chambre.
Sursautant un peu, les yeux écarquillés de stupeur, Berelain se reprit très vite. Avec grâce, elle fit à Rand une révérence qui tendit le tissu de sa robe, mettant en valeur les courbes que celle-ci était censée voiler.
— Je ne suis pas armée, seigneur Dragon… Mais si vous voulez me fouiller, je ne m’y opposerai pas.
Le sourire de son interlocutrice, un rien espiègle, rappela à Rand qu’il était en sous-vêtements.
Elle espère que je vais me couvrir de ridicule en tentant de cacher ce qu’elle ne devrait pas voir ? Eh bien, elle va en être pour ses frais !
Flottant dans le Vide, cette pensée atteignit la conscience de Rand.
Je ne lui ai pas demandé de venir, après tout ! C’est une intrusion !
Certes… Pourtant, sous l’effet de la colère et de la gêne, contenues mais pas annulées par le cocon, Rand sentit qu’il s’empourprait comme un jouvenceau. Même dans son refuge, la malicieuse provocation de Berelain parvenait à l’atteindre et à le déstabiliser. Souverainement calme dans le Vide, peut-être, mais à l’extérieur… Pourquoi transpirait-il ainsi à grosses gouttes qui ruisselaient dans son dos et sur sa poitrine ? Pourquoi devait-il produire un tel effort pour rester relativement impassible sous le regard de la femme ?
La fouiller ? Et quoi encore ? Lumière, ne m’abandonne pas !
Se détendant un peu, Rand fit disparaître l’épée de flammes, mais il resta connecté au saidin. À ces moments-là, il avait le sentiment de boire par l’intermédiaire d’un trou foré dans une digue qui menaçait de s’écrouler. Douce comme le plus sucré des vins, l’eau qu’il absorbait ainsi avait en même temps le goût répugnant des déjections d’un égout.
Quant à Berelain, que savait-il d’elle, au juste ? Fort peu de choses, sinon qu’elle allait et venait dans la Pierre de Tear comme si elle était chez elle. Selon Thom, la Première Dame de Mayene posait sans cesse des questions à tout le monde. Au sujet de Rand, bien entendu. Rien de très étonnant, sachant ce qu’il était, mais ça n’était pas suffisant pour le rassurer. De plus, Berelain n’était pas retournée chez elle, et ça, ce n’était pas normal du tout. Prisonnière depuis des mois – dans les faits sinon dans les termes –, elle avait été coupée de sa petite nation et de l’exercice du pouvoir. Jusqu’à l’arrivée de Rand, fallait-il préciser. Et sans parler du reste, toute personne normale aurait saisi la première occasion de fuir le plus loin possible d’un homme capable de canaliser le Pouvoir.
— Que faites-vous ici ? demanda Rand, conscient d’être impoli et s’en fichant comme d’une guigne. Quand je me suis couché, des Aielles sont venues monter la garde devant ma porte. Comment avez-vous trompé leur vigilance ?
Berelain eut une moue délicieusement réprobatrice.
Rand aurait juré que la température ambiante venait de monter en flèche…
— Elles m’ont laissée passer dès que j’ai dit que le seigneur Dragon m’avait invitée à venir…
— Moi ? Je n’ai invité personne !
Du calme ! Cette femme est une reine, ou quelque chose dans le genre. En matière de têtes couronnées, tu es aussi ignare que si on te demandait de voler comme un oiseau !