— À l’intérieur…
L’imploration d’un vaincu qui ne voulait plus entendre des noms qui lui déchiraient le cœur.
— Teven !
— Haral !
— Had !
La porte se referma, étouffant les gémissements des villageois endeuillés. Perrin entendit pourtant un dernier cri de la mère de Dael al’Taron, suppliant qu’on lui dise où était son fils.
Dans un chaudron trolloc, pensa Perrin alors qu’on l’aidait à s’asseoir sur une chaise, dans la salle commune.
Oui, dans le ventre d’un monstre ! Et c’est à cause de moi !
Faile prit à deux mains la tête du jeune homme et sonda son regard.
Il faut se soucier des vivants… Je pleurerai les morts plus tard. Oui, plus tard.
— Faile, je vais bien… Mettre pied à terre me fait tourner la tête, c’est tout. Je n’ai jamais été un très bon cavalier.
La jeune femme parut ne pas croire un mot de ce discours.
— Verin, vous pouvez faire quelque chose ? demanda-t-elle.
L’Aes Sedai secoua la tête.
— Il vaut mieux que je n’essaie pas, mon enfant… Je regrette qu’aucune de nous n’appartienne à l’Ajah Jaune, mais Alanna est bien plus douée que moi pour la thérapie. Guérir n’a jamais été mon fort… Ihvon est allé chercher Alanna. Un peu de patience, petite…
La salle commune de l’auberge était transformée en une armurerie. À part devant la cheminée, les murs disparaissaient derrière des faisceaux de lances de toutes les variétés, de hallebardes et même de serpes. Perrin remarqua aussi toute une série d’armes improvisées ou rares, avec des pointes, des lames ou des tranchants attaqués par la rouille – ou piquetés de taches claires là où on avait éliminé l’oxydation avec de la toile de verre. Au pied de l’escalier, un tonneau était rempli d’épées de toutes sortes, le plus souvent sans fourreau. Aucune de ces armes ne ressemblait aux autres, comme si on avait fouillé tous les greniers, à des lieues à la ronde, pour en exhumer des reliques couvertes de poussière.
Avant tous ces événements, Perrin aurait juré qu’il n’y avait pas plus de cinq épées sur tout le territoire. Et il se serait trompé…
Gaul se campa non loin de ce tonneau, surveillant les marches qui menaient aux chambres à louer et à celles qu’occupait la famille al’Vere. Le regard rivé sur Perrin, l’Aiel surveillait pourtant Verin du coin de l’œil, ne ratant pas le moindre de ses mouvements. De l’autre côté de la salle, veillant jalousement sur Faile mais ne ratant pourtant aucun détail, les deux Promises, lances calées dans le creux d’un coude, se tenaient en appui sur les avant-pieds, montrant ainsi qu’elles étaient prêtes à bondir au moindre signe de danger.
Les trois jeunes garçons qui avaient porté Perrin à l’intérieur attendaient près de la porte. Les yeux ronds, ils n’en revenaient pas de voir réunis des Aes Sedai, des Aiels… et un ancien apprenti forgeron de Champ d’Emond.
— Mes compagnons, dit Perrin. Ils ont besoin de…
— Ils ne seront pas abandonnés, coupa Verin tout en s’asseyant à une autre table. Mais ils vont choisir de rester avec leur famille. Quand on va mal, il n’y a pas mieux que d’être entouré des siens.
Pensant aux tombes alignées sous les pommiers, Perrin eut le sentiment qu’on lui arrachait le cœur, mais il le repoussa.
Il faut se soucier des vivants…, se tança-t-il.
Sortant de sa sacoche de ceinture une plume et un encrier, Verin commença à prendre des notes dans son carnet. Voyant que sa main ne tremblait pas, Perrin se demanda combien de garçons de Deux-Rivières devraient mourir avant qu’elle s’en émeuve. À part lui, bien sûr. Pas parce qu’elle l’aimait bien, hélas, mais parce qu’il avait un rôle à jouer dans les plans de la Tour Blanche. En particulier tous ceux qui concernaient Rand…
Faile serra tendrement la main du blessé, mais elle s’adressa à Verin.
— On ne devrait pas le mettre au lit ?
— Pas encore ! s’écria Perrin, agacé.
Verin levant les yeux, il répéta d’une voix qu’il espérait plus ferme :
— Pas encore ! (L’Aes Sedai haussa les épaules puis se concentra de nouveau sur sa tâche.) Quelqu’un sait où est Loial ?
— L’Ogier ? lança un des trois jeunes hommes plantés près de la porte.
Plus massif que Mat, Dav Ayellin avait la même lueur espiègle dans ses yeux noirs. Et comme Mat, il semblait toujours venir de sauter du lit sans avoir pris le temps de se peigner. Au bon vieux temps, il se chargeait de faire toutes les mauvaises blagues que Mat délaissait par manque de temps. Bref, c’était une sorte d’émule du farceur en chef de Champ d’Emond.
— L’Ogier ? répéta Dav. Il est avec les gars qui éclaircissent le bois de l’Ouest. Chaque fois qu’on coupe un arbre, il fait la tête comme si on venait de décapiter son frère. Pourtant, il en abat trois fois plus que les autres avec la hache géante qu’il a commandée à maître Luhhan. Si tu veux le voir, je peux envoyer Jaim Thane le chercher. Je parie que tous les bûcherons reviendront pour jeter un coup d’œil sur toi. (Voyant le moignon de flèche planté dans le flanc de Perrin, il fit la grimace.) C’est douloureux ?
— Encore assez, oui, éluda Perrin.
Jeter un coup d’œil sur moi ? Ils me prennent pour un trouvère ?
— Et Luc ? Lui, je ne veux pas le voir, mais est-il ici ?
— J’ai bien peur que non, répondit un des compagnons de Dav.
Elam Dowtry frotta machinalement son long nez. Vêtu d’une veste de laine typique de la campagne, les cheveux en bataille, il arborait une épée sur son flanc gauche. La poignée récemment enveloppée de cuir, l’arme reposait dans un fourreau râpé et fatigué. Le contraste entre la tenue du jeune homme et son équipement n’en restait pas moins frappant.
— Le seigneur Luc est parti en quête du Cor de Valère, je crois. Ou de Trollocs à pourfendre.
Dav et Elam étaient des amis de Perrin. Ou au moins, des anciens amis. Compagnons de pêche et de chasse, ils avaient son âge à peu de chose près, mais leur sourire apeuré les faisait paraître bien plus jeunes. Mat et Rand auraient eu l’air d’avoir cinq ans de plus que ces gamins.
Et moi aussi, je suppose…
— J’espère qu’il reviendra vite, continua Elam. Il m’a appris à manier une épée. Sais-tu qu’il est un Quêteur du Cor ? Et un roi, si on ne l’avait pas privé de ses droits. Le souverain du royaume d’Andor, je crois…
— Le royaume d’Andor est dirigé par des reines, répondit distraitement Perrin.
Il croisa le regard de Faile et le soutint.
— Ainsi, il n’est pas là…, soupira la jeune femme.
Gaul tressaillit comme s’il était prêt à partir en quête… du seigneur Luc. Perrin n’aurait pas été surpris de voir Bain et Chiad se voiler…
— Non, pas là…, marmonna Verin sans lever le nez de ses notes. Bon, il a été utile, à l’occasion, mais il a l’art de semer le trouble, quand il est ici… Hier, sans rien demander à personne, il est allé à la rencontre d’une patrouille de Capes Blanches avec une « délégation de villageois ». Il a dit aux Fils de rester à quatre lieues au moins de Champ d’Emond, dont l’entrée leur est désormais interdite. Je n’ai pas de sympathie pour les Fils, mais je doute qu’ils aient été ravis, et je ne vois pas ce que nous gagnerons en les montant contre nous.
Verin plissa les yeux pour relire ce qu’elle venait d’écrire. Se frottant le nez, elle y laissa sans s’en apercevoir une petite tache d’encre.
Pour sa part, Perrin se fichait de la susceptibilité des Capes Blanches.
— Hier…, murmura-t-il.
Si Luc était au village la veille, il n’avait sûrement aucun rapport avec l’embuscade. Pourtant, les Trollocs attendaient leurs adversaires, ça ne faisait pas le moindre doute. Et plus il y pensait, plus Perrin avait envie d’en accuser Luc.