Dav, Elam et Ewin regardèrent l’Ogier comme s’ils le voyaient pour la première fois, puis ils jetèrent un dernier coup d’œil à Faile et filèrent sans demander leur reste. Décidément, le regard glacé de la jeune femme était une parfaite arme de dissuasion.
Quand Loial se redressa, sa tête passa très près du plafond. Alors que toutes ses poches – incroyablement grandes – étaient remplies de livres, comme d’habitude, il portait une énorme hache, et ça, ce n’était en rien coutumier. Le manche était aussi grand que lui et la cognée, de forme classique, aussi impressionnante que le tranchant de la hache de guerre qui ne quittait jamais Perrin.
— Tu es blessé, dit l’Ogier dès qu’il posa les yeux sur son ami. On m’a dit que tu étais de retour, mais pas en piteux état, sinon, je serais venu plus vite.
La hache troubla beaucoup Perrin. Chez les Ogiers, l’expression « mettre un long manche à sa hache » signifiait qu’on était pressé ou en colère. Et pour eux, l’un et l’autre semblait aussi peu recommandable. Ses oreilles poilues en berne, Loial semblait effectivement furieux. Le front plissé, ses longs sourcils pendant sur ses joues, il enrageait sûrement de devoir couper des arbres.
Perrin voulait lui parler en privé, histoire de savoir s’il en avait appris plus long sur les agissements d’Alanna. Ou de Verin.
Se massant une joue, il s’étonna de la sécheresse de sa peau alors qu’il avait l’impression de transpirer à grosses gouttes.
— Il est toujours aussi têtu, dit Faile avant de se tourner vers Perrin pour lui faire le coup du regard assassin qui avait si bien marché sur les trois garçons. Tu devrais être au lit. Verin, où est Alanna ? Si elle doit le guérir, pourquoi tarde-t-elle tant ?
— Elle viendra…, murmura l’Aes Sedai sans lever les yeux de ses notes.
— Perrin devrait déjà être au lit !
— J’aurai bien le temps de me reposer plus tard, fit le jeune homme.
Il sourit pour amadouer sa compagne, mais elle sembla plus inquiète et murmura un « tête de pioche » qu’il capta parfaitement. Mais comment aurait-il pu interroger Loial sur Alanna en présence de Verin ? De plus, il y avait un autre point, presque aussi important.
— Loial, le Portail est rouvert et des Trollocs l’empruntent. Comment est-ce possible ?
Les oreilles de l’Ogier frémirent.
— C’est ma faute…, souffla-t-il. (L’équivalent d’une bourrasque, pour quelqu’un d’autre !) J’ai placé les deux feuilles à l’extérieur. Ça verrouillait le Portail de l’intérieur, mais de notre côté, n’importe qui pouvait l’ouvrir. L’obscurité règne sur les Chemins depuis des générations, pourtant, c’est nous qui les avons fait pousser. Je n’ai pas pu me résoudre à détruire le Portail. Désolé, Perrin, c’est moi le coupable.
— Je n’aurais pas cru qu’on pouvait détruire un Portail, dit Faile.
— Le verbe « détruire » n’est pas tout à fait exact…, expliqua Loial en s’appuyant sur sa longue hache. Si on en croit Damelle fille d’Ala fille de Soferra, un Portail a bel et bien été détruit moins de cinq cents ans après la Dislocation du Monde. Il se trouvait dans un Sanctuaire envahi par la Flétrissure. Deux ou trois autres Portails y sont également perdus. Mais cette destruction, écrit Damelle, exige que treize Aes Sedai travaillent ensemble avec un sa’angreal. Une autre tentative, selon la même source, fut menée par neuf sœurs seulement, durant la guerre des Trollocs. Le Portail fut endommagé, attirant les Aes Sedai dans les Chemins…
Loial se tut, ses oreilles frémissant d’embarras, et plissa son énorme nez.
Tout le monde le regardait, même Verin et les Aiels.
— C’est vrai, je me laisse parfois emporter… Les digressions, c’est mon péché mignon… Le Portail ? C’est exact, je ne peux pas le détruire, mais si je retire les deux feuilles d’Avendesora, elles mourront. (À cette idée, l’Ogier eut une moue affligée.) Pour rouvrir le Portail, il faudrait alors que les Anciens viennent avec le Talisman de la Croissance. Cela dit, je pense qu’une Aes Sedai pourrait forer un trou dans le Portail.
Loial se rembrunit encore. Cette idée devait lui paraître aussi blasphématoire que de déchirer ou brûler un livre.
— Bien, je vais aller m’en occuper…
— Non ! s’écria Perrin.
La tête de flèche semblait pulser dans sa chair, mais il ne souffrait plus. En revanche, il avait trop parlé, car sa gorge était sèche comme du vieux parchemin.
— Loial, il y a des Trollocs là-haut. Un Ogier cuirait aussi bien qu’un humain dans leurs chaudrons !
— C’est mon devoir, Perrin.
— Non. Si tu te fais tuer, comment écriras-tu ton livre ?
— Oui, mais…
— C’est mon devoir, ami ogier. Tu m’as dit ce que tu faisais avec les feuilles, et je n’ai pas proposé une autre méthode. T’ayant vu sursauter chaque fois qu’on mentionne ta mère, je n’ai aucune envie qu’elle vienne me demander des comptes si tu te fais occire. J’irai dès qu’Alanna m’aura guéri.
Perrin s’essuya le front et s’étonna de le trouver sec comme du sable dans le désert.
— Puis-je avoir un verre d’eau ?
Faile accourut et posa sa main fraîche sur le front du jeune homme.
— Il est brûlant de fièvre ! Verin, nous ne pouvons pas attendre Alanna. Il faut…
— Je suis là, dit l’Aes Sedai brune en franchissant la porte de la salle commune.
Marin al’Vere et Alsbet Luhhan marchaient sur ses talons et Ihvon les suivait à un ou deux pas.
Perrin sentit le picotement du Pouvoir avant même que la main d’Alanna ait remplacé celle de Faile.
— Qu’on le porte dans la cuisine, ordonna Alanna. La table est assez grande pour l’y étendre. Vite ! Il ne nous reste pas beaucoup de temps…
Sentant sa tête tourner, Perrin s’avisa soudain que Loial, après avoir laissé sa hache appuyée contre un mur, venait de le prendre dans ses bras comme un enfant.
— Loial, le Portail est mon devoir !
Par la lumière ! je meurs de soif !
La flèche ne lui faisait plus mal. En revanche, tout le corps de Perrin était à la torture. Loial le portait quelque part, et maîtresse Luhhan le suivait, les yeux plissés comme pour retenir des larmes. Pourquoi donc ? Cette femme de tête ne pleurait jamais. Et pourquoi maîtresse al’Vere semblait-elle si inquiète ?
— Maîtresse Luhhan, souffla Perrin, ma mère m’autorise à devenir l’apprenti de maître Luhhan.
Non ! Cela, ça remontait à très longtemps, quand il… Quand il quoi ? Impossible de se rappeler !
Soudain allongé sur une surface dure, Perrin tenta de comprendre ce que disait Alanna.
— Une flèche barbelée s’accroche à l’os comme à la chair, et là, la tête a tourné dans la blessure. Pour la sortir, je dois la remettre dans sa position initiale. Après l’extraction, si le choc ne le tue pas, je guérirai les dégâts que j’aurai faits… et tous les autres. Il n’y a pas d’autre solution. Sa vie ne tient qu’à un fil.
Se penchant sur lui, le visage à l’envers, Faile lui fit un sourire qui sembla lui fendre en deux le bas du visage. Jusque-là, il n’avait jamais remarqué ce phénomène… Il voulut lui caresser la joue, mais maîtresse al’Vere et maîtresse Luhhan lui tenaient les poignets. Pourquoi donc ? Et pourquoi pesaient-elles de tout leur poids sur ses bras ?
Quelqu’un lui immobilisait les jambes et Loial lui avait plaqué ses battoirs sur les épaules, les collant à la table.
La table, oui ! La table de la cuisine…
— Mords très fort, mon cœur, souffla Faile, sa voix très lointaine. Ça va faire mal.
Perrin voulut demander de quoi elle parlait – qu’est-ce qui allait faire mal ? – mais elle lui glissa entre les dents un petit morceau de bois enveloppé de cuir. Il capta l’odeur du bois, du cuir… et de sa bien-aimée.