— La plupart du temps, c’était un petit garçon obéissant, quand on savait s’y prendre… Mais lorsqu’on essayait de le brusquer, il devenait la pire tête de pioche de Deux-Rivières. Avec les années, les hommes grandissent, mais ils ne changent pas tant que ça. Si tu lui dis ce qu’il doit faire, il va se braquer et tu n’en tireras plus rien. Laisse-moi te montrer…
Marin sourit à Perrin et ignora superbement son regard furibond.
— Mon garçon, tu ne trouves pas que mon matelas est plus confortable que mon parquet ? Dès que tu seras recouché, je t’apporterai une tourte aux rognons. Tu dois mourir de faim, je parie. Tu veux bien que je t’aide à te relever ?
Repoussant Marin, Perrin se remit debout seul. Enfin, avec l’aide du mur. On eût dit que la moitié de ses muscles étaient hors d’usage, l’autre lui faisant un mal de chien.
Tête de pioche, lui ? Alors qu’il était depuis toujours doux comme un agneau ?
— Maîtresse al’Vere, pouvez-vous demander à Hu ou à Tad de seller Trotteur ?
— Oui, quand tu iras mieux, répondit Marin en tentant de pousser le jeune homme vers l’escalier. Tu ne penses pas qu’un peu de repos supplémentaire te ferait du bien ?
Faile vint prendre l’autre bras du convalescent.
— Trollocs ! cria une voix venue de dehors.
— Trollocs ! Trollocs ! lui firent écho des dizaines d’autres voix.
— Perrin, aujourd’hui, ça ne te concerne pas, dit maîtresse al’Vere avec un savant mélange d’autorité et de bienveillance.
Exactement le genre de manœuvre féminine qui donnait envie de grincer des dents à l’ancien apprenti forgeron.
— Les Aes Sedai vont se charger de tout, continua Marin. Dans un jour ou deux, tu seras sur pied et tu verras par toi-même.
— Mon cheval…, marmonna Perrin.
Il tenta de se dégager, mais les deux femmes avaient de la poigne.
— Pour l’amour de la Lumière, vous voulez bien arrêter de tirer sur mes manches et me laisser sortir ? Lâchez-moi, bon sang !
Levant les yeux sur son compagnon, Faile soupira et lui lâcha le bras.
— Maîtresse al’Vere, vous voulez bien demander qu’on selle son cheval et qu’on le conduise devant l’auberge ?
— Mon enfant, il a vraiment besoin de repos…
— Je vous en prie, maîtresse al’Vere ! Et qu’on amène aussi ma monture.
Oubliant tout à fait la présence de Perrin, les deux femmes se défièrent du regard. Puis Marin hocha la tête.
Perrin la regarda s’éloigner, n’en croyant pas ses yeux. Comment Faile avait-elle réussi cet exploit ? Et qu’avait-elle dit de plus que lui ?
— Pourquoi as-tu changé d’avis ? demanda-t-il à la jeune femme.
Rentrant la chemise de Perrin dans son pantalon, Faile murmura entre ses dents :
— Je ne dois pas lui dire que faire, c’est bien ça ? Quand il est plus entêté qu’un âne, je dois l’amadouer en étant tout sucre et tout miel…
Faile coula à Perrin un regard qui aurait glacé les sangs d’un Trolloc. Puis elle lui fit un sourire si mielleux qu’il faillit reculer de deux pas.
— Mon cher cœur, dit-elle en tirant sur la veste du jeune homme, quoi qu’il se passe dehors, j’espère que tu resteras sur ta selle, et le plus loin possible des Trollocs. Pour le moment, tu n’es pas en état d’affronter un de ces monstres. Demain, peut-être… Mais souviens-toi que tu es un général, un chef, et un symbole, exactement comme cet étendard à tête de loup. Si les gens te voient, ça leur gonflera le moral. Et si tu ne te mêles pas directement du combat, il te sera plus facile d’estimer la situation et de donner les ordres idoines.
Faile ramassa la ceinture de Perrin, la boucla autour de sa taille et positionna soigneusement la hache sur sa hanche.
— Tu feras ce que je dis ? susurra-t-elle. Pour moi ?
Perrin dut reconnaître qu’elle avait raison. Dans son état, il n’aurait pas tenu deux minutes contre un Trolloc. Et pas deux secondes face à un Blafard. Et même si ça le révulsait, il fallait bien admettre qu’il n’avait aucune chance de rester en selle assez longtemps pour rattraper Loial et Gaul.
Abruti d’Ogier ! Tu es un écrivain, pas un héros !
— C’est d’accord, dit Perrin.
Repensant à la manière dont les deux femmes avaient parlé de lui comme s’il était quantité négligeable, et au numéro que venait de lui faire sa compagne, il céda à une impulsion un rien espiègle.
— Quand tu souris comme ça, je ne peux rien te refuser.
— Eh bien, j’en suis ravie, dit Faile en retirant de l’épaule du jeune homme un grain de poussière minuscule. Parce que si tu ne m’écoutes pas, et que ça ne te tue pas, je te ferai ce que tu m’as fait le premier jour de notre voyage, dans les Chemins. Et je doute que tu sois assez fort pour m’en empêcher. (Elle sourit de nouveau, plus mielleuse que jamais.) Me suis-je bien fait comprendre ?
Perrin ne put s’empêcher de ricaner.
— On dirait que j’aurais mieux fait de me laisser tuer par les Trollocs…
La jeune femme ne sembla pas apprécier son humour.
Hu et Tad arrivèrent avec les chevaux moins de cinq minutes après que les deux jeunes gens furent sortis de La Cascade à Vin.
Les villageois et les réfugiés étaient rassemblés à la lisière du village, au-delà de la place Verte où les moutons et les vaches broutaient comme d’habitude autour du grand mât où l’étendard à la tête de loup flottait au vent. Dès que Faile et Perrin furent en selle, les deux garçons d’écurie se précipitèrent vers la foule sans dire un mot.
Quoi qu’il se passât, ce n’était pas une attaque. Des femmes et des enfants se tenaient parmi les hommes, et le cri « Trollocs » n’était plus qu’un murmure qui paraissait faire écho au caquètement des oies. Soucieux de ne pas vaciller sur sa selle, Perrin chevaucha lentement. Faile fit avancer Hirondelle sur les talons de Trotteur, sans doute pour mieux surveiller son patient.
Puisqu’elle avait changé d’avis une fois, rien n’empêchait que ça se reproduise. Prudent, Perrin évita de parler afin de ne pas relancer la polémique sur son état et sur tout le reste…
La foule dont les murmures ne cessaient pas réunissait en effet toutes les personnes présentes à Champ d’Emond. Dès qu’ils virent qui approchait, les villageois et les réfugiés s’écartèrent pour laisser passer « Yeux Jaunes » – un surnom qui revenait presque aussi souvent que le vrai nom de Perrin – et sa compagne.
Perrin entendit plusieurs fois le mot « Trollocs », mais il y avait dans ces murmures plus de surprise que de terreur.
Sur sa monture, le jeune homme put voir bien au-delà des premiers rangs. Le plus avancé, constata-t-il, se tenait au bord du terrain hérissé de pieux. La lisière de la forêt, à six cents pas de là, au bout d’un terrain découvert semé de souches, n’était pour l’heure pas occupée par des bûcherons improvisés. Car ceux-ci, torse nu et ruisselant de sueur, formaient un cercle serré au milieu de la foule, entourant ainsi Alanna, Verin et deux hommes.
Le meunier, Jon Thane, essuyait le sang qui maculait ses côtes, son menton pointu baissé sur sa poitrine afin de voir ce qu’il faisait. Penchée sur l’autre homme, un type aux cheveux gris que Perrin n’avait jamais vu, Alanna se releva lentement. Aussitôt, l’homme se remit debout et esquissa deux ou trois pas de danse comme pour se prouver qu’il tenait bien sur ses jambes.
La foule était bien trop serrée autour des Aes Sedai pour que quiconque puisse s’écarter. En revanche, Tomas et Ihvon se trouvaient à un endroit plus accessible, sans doute parce que les gens n’avaient guère envie d’approcher de leurs impressionnants destriers, qui semblaient n’attendre qu’un prétexte pour mordre ou piétiner.
Perrin réussit à rejoindre Tomas sans trop de difficultés.
— Que s’est-il passé ?
— Un Trolloc… Un seul…