Abandonnant le sujet, Perrin s’intéressa à la situation « militaire ». La haie de pieux était impressionnante, il n’y avait rien à redire, mais de là à pouvoir retenir des Trollocs… Comme ça n’était pas garanti, Perrin aurait préféré que Faile soit ailleurs, si les monstres passaient. Mais il regarda sa compagne et vit briller dans ses yeux la fameuse lueur qui n’augurait rien de bon. Comme si elle devinait ce qu’il pensait… S’il tentait de la renvoyer, elle refuserait, polémiquerait et s’entêterait au-delà du sens commun. Dans l’état où était Perrin, elle avait toutes ses chances de le ramener à l’auberge par la force. En revanche, le contraire n’était pas vrai. À la façon dont elle paradait sur sa selle, elle avait l’intention de défendre son homme si les Trollocs débordaient les lignes de pieux, de piquiers et d’archers. Dans ces conditions, Perrin devrait se résigner à veiller sur elle sans qu’elle le remarque trop…
Voyant Faile sourire sans raison apparente, le jeune homme se gratta la barbe, pensif. Pouvait-elle vraiment lire dans son esprit ?
Au fil des minutes, puis des heures, le soleil monta dans le ciel et il fit de plus en plus chaud. De temps en temps, une femme se mettait à sa fenêtre et demandait où on en était. Quelques hommes avaient tenté de s’asseoir, mais Tam ou Bran étaient vite venus les obliger à reprendre leur place dans les rangs.
Qu’avait donc dit Bain ? Les Trollocs étaient à moins d’une demi-lieue ? Pour l’instant, les deux Aielles étaient assises non loin des pieux et elles s’exerçaient à un jeu dont le but semblait être de planter un couteau dans la bande de terre qui les séparait.
Si les Trollocs avaient eu l’intention d’attaquer, ils auraient déjà dû se montrer. De plus en plus fatigué, Perrin avait du mal à se tenir droit sur sa selle. Conscient que Faile ne le quittait pas des yeux, il essayait de ne pas montrer sa faiblesse.
Une sonnerie de cor déchira soudain le silence.
— Des Trollocs ! crièrent une dizaine de voix.
Des monstres jaillirent du bois de l’Ouest, hurlant à la mort tandis qu’ils chargeaient, leurs lames incurvées, leurs haches, leurs lances et leurs tridents prêts à frapper.
Trois Myrddraals chevauchaient derrière la horde, la poussant à avancer comme des taureaux furieux. Comme toujours, les capes noires des Blafards ne bougeaient pas d’un pouce, quelle que soit la violence des mouvements de leur monture à la robe d’obscurité. Comme pour aiguillonner les Trollocs, le cor sonnait de plus en plus fort.
Vingt flèches zébrèrent l’air à l’instant même où le premier monstre apparaissait. Bien entendu, le tir le plus long échoua quelque cent pas avant sa cible.
— Ne gaspillez pas vos flèches, tas de crétins sans cervelle ! beugla Tam.
Bran sursauta puis jeta au père de Rand un regard courroucé. D’autres villageois tournèrent la tête comme s’ils n’en croyaient pas leurs oreilles. Même face à des Trollocs, murmurèrent certains, de tels écarts de langage n’étaient pas tolérables.
Tam ne sembla pas ébranlé par ces critiques.
— Ne tirez pas tant que je ne vous aurai pas donné le signal convenu, dit-il.
Comme s’il ne faisait pas face à des centaines de Trollocs assoiffés de sang, il se tourna très calmement vers Perrin :
— Trois cents pas ?
Le jeune homme hocha la tête. Tam lui posait la question à lui ? Trois cents pas… Combien de temps fallait-il à un Trolloc pour couvrir cette distance ?
Perrin s’assura que sa hache ne se coincerait pas dans sa ceinture. Le cor sonnait toujours et les piquiers, accroupis derrière les pieux, semblaient mobiliser toute leur volonté pour ne pas céder un pouce de terrain. Les Aielles s’étaient voilées, bien entendu…
Les monstres géants déferlaient comme une marée mortelle. Cinq cents pas… Quatre cents…
Quelques-uns se détachaient de la horde, courant plus vite que des chevaux. Les Aielles ne s’étaient-elles pas trompées ? Cinq cents Trollocs seulement ? On eût dit qu’il y en avait des milliers.
— Prêts ! cria Tam.
Deux cents arcs se levèrent en même temps. Les héros de Perrin, imitant leurs aînés, se mirent en formation serrée devant leur chef, se ralliant tous au lamentable étendard.
Trois cents pas… Désormais, Perrin voyait les gueules déformées des monstres comme s’ils avaient déjà été à vingt pas de lui.
— Tirez ! cria Tam.
Les cordes vibrèrent ensemble, produisant un claquement de lanière de fouet géante. Une série de grincements puis de bruits secs indiqua que les deux catapultes venaient de tirer.
Des flèches à grosse tête tombèrent en pluie sur les attaquants. Plusieurs s’écroulèrent, mais trop souvent pour se relever ensuite, poussés en avant par les Blafards. La sonnerie de cor, désormais, évoquait les hurlements d’une bête sauvage.
Les pierres des catapultes atterrirent au milieu des Trollocs… et explosèrent en une multitude de fragments qui semèrent la mort parmi les monstres. C’était donc pour ça que les Aes Sedai étaient fascinées par les projectiles… Mais qu’arriverait-il si un servant des catapultes en laissait tomber un accidentellement ?
D’autres volées de flèches s’abattirent sur les monstres. D’autres pierres explosives aussi, mais à un rythme moins rapide. Déchiquetés, criblés de flèches, les Trollocs tombaient comme des mouches. Ils continuaient pourtant à déferler sur les défenseurs, arrivant à la distance où les archers, s’écartant les uns des autres, cessèrent de tirer par volées mais commencèrent à choisir chacun une cible. Eux aussi hurlaient de rage face à la mort qui fondait sur eux.
Soudain, il n’y eut plus un seul Trolloc sur ses jambes. Un dernier Blafard, le torse hérissé de flèches, continuait à zébrer l’air avec sa lame. Les hennissements de douleur d’une des montures noires dominant les gémissements des Trollocs agonisants, le cor ne sonnait plus, et Perrin parvenait à capter les halètements des défenseurs essoufflés comme s’ils venaient de courir quatre lieues sans s’arrêter.
Le jeune homme s’avisa que son cœur battait comme un tambour dans sa poitrine.
Quelqu’un lança un cri de victoire qui fut aussitôt repris par des centaines de gorges. Propulsant leur casque dans les airs, l’arc levé en signe de triomphe, les vainqueurs exultèrent. Des femmes sortirent des maisons, leurs enfants sur les talons, pour venir célébrer la victoire avec leur mari, leur père ou leur frère. Certaines coururent vers Perrin pour lui serrer la main.
— Tu nous as menés à la victoire, mon garçon ! s’écria Bran. Une grande victoire ! Mais je ne devrais peut-être plus t’appeler « mon garçon… »
Le casque sur la nuque plus que sur le crâne, le bourgmestre exultait.
— Je n’ai rien fait du tout, dit Perrin. À part rester en selle. C’était votre victoire.
Bran n’entendit pas les protestations du jeune homme. Gêné, Perrin se redressa, faisant mine d’observer le champ de bataille. Peu à peu, ses admirateurs lui fichèrent la paix.
Dédaignant les manifestations de joie, Tam se tenait derrière les pieux et il étudiait les Trollocs. Comme le père de Rand, les deux Champions ne jubilaient pas. Près de cinq cents cadavres jonchaient le terrain découvert. Quelques survivants, à n’en pas douter, avaient dû retourner dans la forêt. Lors de l’assaut, pas un seul monstre n’était parvenu à moins de cinquante pas des premiers pieux. Balayant la zone du regard, Perrin repéra les deux autres Blafards, qui se contorsionnaient toujours sur le sol. De guerre lasse, ils finiraient par admettre qu’ils étaient morts…
Soudain, un cri monta de toutes les gorges :
— Pour Perrin Yeux Jaunes, hip, hip, hip hourrah !
— Ils le savaient, marmonna le jeune homme. (Surprise, Faile l’interrogea du regard.) Les Myrddraals devaient savoir que cette attaque échouerait. Regarde, c’est évident ! Ils ne pouvaient pas espérer submerger nos défenses. S’ils n’avaient pas plus de monstres, pourquoi ont-ils essayé ? Et s’il y a d’autres Trollocs ailleurs, pour quelle raison n’ont-ils pas attaqué ? Deux fois plus de Trollocs, et il aurait fallu se battre au niveau du champ de pieux. Quatre fois plus, et ils seraient arrivés dans le village.