— Tu as l’œil d’un stratège-né, dit Tomas, toujours perché sur son cheval. C’était une épreuve… Pour voir si les défenseurs se débanderaient. Et afin de mesurer leur vitesse de réaction et leur coordination. J’oublie sans doute quelques points encore, mais c’était incontestablement un coup de sonde. Et maintenant, ils observent le résultat.
Le Champion désigna le ciel où un corbeau solitaire décrivait de grands cercles au-dessus du champ de bataille. Un banal oiseau se serait posé pour se repaître des cadavres. Son dernier cercle achevé, celui-là fila en direction de la forêt.
— L’attaque suivante n’est pas pour tout de suite, continua Tomas. Deux ou trois Trollocs survivants ont atteint la forêt, et ils raconteront le massacre à leurs camarades. Les Blafards vont devoir rappeler aux monstres qu’avoir affaire à eux est un sort pire que la mort… Mais une autre attaque aura lieu, et elle sera bien plus massive que celle-là. Sa violence dépendra du nombre de Trollocs qui auront franchi le Portail…
— Et s’il y en a dix mille ? demanda Perrin.
— C’est peu probable, répondit Verin. (Approchant du cheval de Tomas, elle lui flatta l’encolure.) Même un Rejeté ne peut pas faire transiter toute une armée par les Chemins. Un homme seul risque la mort ou la folie quand il voyage entre deux Portails, même très proches l’un de l’autre… Mais mille hommes – ou mille Trollocs – attireraient immédiatement Massin Shin, qui se jetterait sur eux comme une abeille géante sur un pot de miel. Bien entendu, nous ignorons combien de groupes plus petits ont tenté l’aventure, et à quelle fréquence. Mais nos ennemis auront subi des pertes de toute façon, même si les Créatures des Ténèbres étaient un mets moins appétissant que des humains pour Massin Shin… Une possibilité fascinante, je dois dire…
Après avoir tapoté la jambe de Tomas exactement comme elle avait flatté le cheval, l’Aes Sedai s’éloigna, déjà perdue dans ses spéculations. Talonnant sa monture, le Champion la suivit.
— Si tu avances vers le bois de l’Ouest, dit Faile, très calme, même d’une seule foulée de Trotteur, je te ramènerai à l’auberge en te tirant par l’oreille et je te mettrai au lit comme un gamin de cinq ans !
— Je n’y pensais même pas…, soupira Perrin.
Il fit volter Trotteur, afin qu’il tourne le dos au bois. Un homme et un Ogier pouvaient passer inaperçus et atteindre les montagnes. Pouvaient ! Si Champ d’Emond voulait avoir une chance, il fallait verrouiller ce maudit Portail.
— Tu m’as convaincu que c’était stupide, as-tu oublié ?
S’il savait où les chercher, un autre homme pouvait rejoindre les deux héros. Trois paires d’yeux valaient mieux qu’une, surtout quand la sienne était dans le lot. Ici, il ne servait à rien et ça ne changerait pas de sitôt. Un épouvantail portant ses habits et perché sur Trotteur aurait été aussi utile.
Soudain, couvrant les cris de joie des défenseurs, le jeune homme entendit des hurlements qui montaient du sud, non loin de l’ancienne Route.
— Pas pour tout de suite, la deuxième attaque ?
Perrin lança Trotteur au galop vers l’endroit d’où montait la clameur.
45
L’épée du Zingaro
Galopant dans le village, Faile derrière lui, Perrin découvrit que les défenseurs postés au sud s’étaient massés devant le terrain découvert et le sondaient, certains ayant à moitié armé leur arc. Deux chariots obstruaient la brèche que l’ancienne Route creusait dans le champ de pieux. La clôture de pierre la plus proche encore debout – elle délimitait un champ de tabac – se dressait à quelque cinq cents pas de là, et rien de plus haut que du chaume d’orge ne subsistait entre elle et les défenseurs.
Devant les villageois, le sol était plus hérissé de flèches que de mauvaises herbes. Dans le lointain, plusieurs colonnes de fumée très noire montaient dans le ciel, certaines assez larges pour indiquer que des champs entiers étaient en feu.
Cenn Buie était là avec Hari et Darl Coplin. Bili Congar avait passé un bras autour des épaules de son cousin Wit, l’époux étique de Daise. Le nez pincé, Wit semblait redouter que Bili lui souffle dessus. Aucun de ces hommes ne sentait la peur, constata bientôt Perrin. Non, il captait seulement de l’excitation. Et de forts relents de bière chez Bili…
Dix hommes tentèrent d’expliquer ce qui venait de se passer.
— Les Trollocs ont attaqué ici aussi, beugla Hari Coplin, couvrant la voix de tous les autres. Mais on leur a fait voir de quel bois on se chauffait, pas vrai ?
Des murmures approbateurs montèrent de la foule – mais ils n’étaient pas unanimes, et les autres hommes semblaient plutôt mal à l’aise.
— Nous avons aussi des héros, ici, fit Darl de sa voix rauque. Ce n’est pas réservé aux gars des défenses nord…
Plus grand que son frère, il avait exactement le même visage de fouine que tous les Coplin, avec une moue perpétuellement dégoûtée, à croire qu’il venait de mordre dans un kaki encore vert. Dès qu’il pensa que Perrin ne le regardait plus, il eut une expression méprisante, comme s’il regrettait de ne pas avoir été là où ça avait vraiment chauffé. Une réaction qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre. Comme la plupart de leurs parents, Darl et Hari, en toutes circonstances, parvenaient à se plaindre d’avoir été défavorisés.
— Ça mérite qu’on boive un bon coup ! s’exclama le vieux Bili.
Il parut déçu d’être le seul à penser ça, apparemment.
Derrière le muret de pierre, une tête apparut brièvement avant de se remettre à l’abri – pas assez vite, cependant, pour que Perrin n’aperçoive pas le haut d’une veste jaune canari.
— Des Trollocs ? grogna-t-il, dégoûté par tant de bêtise. Des Zingari, tas d’idiots ! Vous avez tiré sur des Gens de la Route. Filez enlever ces chariots du chemin, et que ça saute !
Il se dressa sur ses étriers et mit les mains en porte-voix :
— Vous pouvez venir ! Tout va bien, et personne ne vous fera de mal. Bon sang ! j’ai dit de retirer ces chariots !
Les défenseurs n’avaient pas encore bougé. Prendre des Tuatha’an pour des Trollocs, il fallait vraiment le faire…
— Et allez récupérer vos flèches, parce que vous en aurez bientôt besoin pour de bon.
Voyant que certains défenseurs obéissaient sans hâte, Perrin cria de nouveau :
— Approchez ! Il n’y a plus de danger !
Déjà, les chariots roulaient vers les côtés de la route, l’axe de leurs roues grinçant sinistrement par manque d’entretien.
Une poignée de Zingari vêtus de couleurs criardes enjambèrent le muret. D’autres les imitèrent puis les suivirent, avançant vers le village d’un pas hésitant et pourtant assez rapide, comme s’ils redoutaient autant ce qui les attendait que ce qu’ils laissaient derrière eux. Lorsqu’ils virent des hommes sortir de Champ d’Emond, ils se regroupèrent, semblant tentés de rebrousser chemin. Voir les défenseurs se pencher pour ramasser des flèches ne parut pas les rassurer beaucoup. Cela dit, ils choisirent de continuer vers l’avant.
Perrin eut le cœur serré devant ce spectacle. Une vingtaine d’hommes et de femmes, certaines tenant un bébé dans les bras, et quelques enfants plus grands qui pressaient le pas comme les adultes. Tous les Zingari portaient des vêtements déchirés et souillés – de sang, pour les plus malchanceux, constata Perrin quand ils furent assez proches pour ses yeux d’aigle.