Dont le plus jeune, se souvint Perrin, avait six ans de plus que lui !
Nela al’Caar fronça les sourcils et secoua la tête, faisant osciller sa natte striée de gris. Un moment, Perrin redouta qu’elle lui tire les oreilles pour avoir osé lui parler ainsi. À dire vrai, après tant de manifestations d’allégeance, voir quelqu’un se rebiffer ne lui aurait pas déplu.
— Bien sûr que je connais les enfants… Mais si tu es d’accord sur notre façon de faire, eh bien, disons que ça me rassure… Tout le monde désire faire ce que tu veux.
Avec un gros soupir, Perrin attendit que son interlocutrice s’éloigne, puis il fit avancer Trotteur en direction de l’auberge. Deux ou trois personnes l’interpellèrent, mais il fit mine de ne pas avoir entendu. Nela al’Caar rassurée parce qu’il était d’accord sur sa façon de traiter les enfants ? Qu’arrivait-il aux gens de Deux-Rivières ? Sur le territoire, et en particulier à Champ d’Emond, la docilité n’était pas de mise. En règle générale, tout le monde mettait son grain de sel partout. Pour attirer l’attention, il fallait que les querelles exposées devant le Conseil – ou les disputes entre ses membres – en viennent aux mains. Et encore ! Même si les femmes du Cercle croyaient mener leurs affaires plus diplomatiquement, pas un homme n’ignorait qu’il valait mieux numéroter ses abattis quand ces dames, les dents serrées, marchaient à grands pas en faisant osciller leur natte comme la queue d’un chat en colère.
Ils désirent tous faire ce que je veux ? Mais je veux quoi, exactement ? Quelque chose à manger, et un endroit où plus personne ne viendra me jacasser dans les oreilles.
Mettant pied à terre devant l’auberge, Perrin s’avisa qu’il avait oublié un bon lit sur la liste de ses souhaits. Quand on titubait ainsi, un petit somme ne faisait jamais de mal…
Une demi-journée, avec Trotteur pour faire tout le travail difficile, et il se sentait mort de fatigue. Au fond, Faile avait peut-être raison. Partir à la recherche de Gaul et de Loial n’était pas une très bonne idée…
Dès qu’elle le vit entrer dans la salle commune, maîtresse al’Vere se précipita et le poussa vers une chaise.
— Tu peux cesser de donner des ordres un moment, dit-elle avec un sourire maternel, mais d’un ton qui ne supportait pas la contestation. Champ d’Emond survivra bien une heure pendant que tu savoures un repas digne de ce nom.
Marin s’éloigna avant que le jeune homme ait pu lui dire que Champ d’Emond, selon lui, pouvait survivre un siècle sans son concours.
Dans la salle quasiment vide, Natti Cauthon, assise à une table, enroulait des pansements et les posait sur la pile qui se dressait devant elle. En travaillant, elle gardait un œil sur ses deux filles, pourtant toutes les deux en âge de se natter les cheveux. Et elle avait une excellente raison de se comporter ainsi.
À l’autre bout de la salle, Bode et Eldrin, Aram assis entre elles, tentaient de stimuler l’appétit du Zingaro. En réalité, elles le faisaient manger comme un bébé, allant jusqu’à lui essuyer le menton. Voyant comment elles lui souriaient, Perrin s’étonna que leur mère ne soit pas là pour les chaperonner, cheveux nattés ou pas.
Aram était plutôt bel homme, il fallait l’admettre. En un sens, il avait plus de charme que Wil al’Seen – en tout cas aux yeux de Bode et d’Eldrin. N’étant pas du genre à dédaigner les jolies filles, même un peu rondelettes, comme ces deux-là, Aram leur rendait de temps en temps leurs sourires, mais il n’avalait pas une bouchée sans jeter un regard inquiet aux lances et aux armes improvisées rangées contre tous les murs. Pour un Tuatha’an, c’était un spectacle horrible.
— Tu t’es enfin décidé à descendre de ta selle ? lança Faile en sortant de la cuisine.
Portant comme Marin un long tablier blanc, la jeune femme avait relevé ses manches et ses mains étaient couvertes de farine. S’avisant soudain de son allure, elle retira le tablier, s’essuya les mains avec et le posa sur le dossier d’une chaise.
— C’est la première fois que je fais du pain, annonça-t-elle en rabaissant ses manches. Pétrir la pâte est vraiment très amusant. Il faudra que je recommence un de ces jours.
— Si tu ne t’en charges pas, comment nous procurerons-nous du pain ? Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à voyager, à dîner dans des auberges ou à manger le produit de ma chasse.
Faile sourit comme si son compagnon venait de dire quelque chose de désopilant. Décidément, les femmes n’étaient pas toujours faciles à suivre…
— La cuisinière nous fera du pain. Enfin, un de ses assistants, je suppose, mais elle supervisera le travail.
— La cuisinière…, répéta Perrin. Ou plutôt un de ses assistants. Bien sûr ! Où avais-je donc la tête ?
— Qu’est-ce qui te tracasse, Perrin ? Tu as l’air inquiet. À part ajouter des fortifications, je ne vois pas comment améliorer les défenses.
— Ce n’est pas ça… Cette histoire de Perrin Yeux Jaunes devient ridicule. Pour qui me prennent les gens ? Ils me demandent que faire alors qu’ils le savent déjà ! Et quand ils ne le savent pas, il leur suffirait de réfléchir deux minutes pour trouver la solution.
Ses yeux noirs inclinés fort pensifs, Faile dévisagea longuement son compagnon.
— Depuis combien de temps la reine d’Andor n’a-t-elle plus la moindre autorité ici ?
— La reine d’Andor ? Je n’en sais rien… Peut-être cent ans… Ou même deux cents. Quel rapport avec mon problème ?
— Ces gens ont oublié comment on doit se comporter avec une reine – ou un roi. Ils essaient de s’en souvenir, et tu dois te montrer patient avec eux.
— Un roi ? gémit Perrin. (Il posa les mains sur la table et laissa tomber sa tête dessus.) Par la Lumière !
Avec un petit rire de gorge, Faile ébouriffa les cheveux de son compagnon.
— Bon, là, j’exagère peut-être un peu… Et je doute que Morgase approuverait. Mais un chef, pourquoi pas ? Surtout s’il ramène sous son autorité un territoire qui échappe à tout contrôle depuis cent ou deux cents ans. Un tel homme aurait sûrement droit au titre de seigneur. Perrin de la maison Aybara, seigneur de Deux-Rivières. Ça sonne bien, non ?
— Ici, nous n’avons pas besoin de seigneur, grogna Perrin, le nez contre le plateau de chêne de la table. Ni de reine ou de roi. Nous sommes des hommes et des femmes libres !
— Les hommes et les femmes libres peuvent avoir besoin d’un chef, dit Faile gentiment. Quel être pensant ne voudrait pas croire en quelque chose qui le dépasse ? Et défendre une terre plus vaste que sa ferme et ses champs ? C’est pour ça que les nations et les peuples existent, Perrin. Raen et Ila eux-mêmes ont le sentiment d’appartenir à une entité plus grande que leur simple caravane. Ils ont perdu leurs roulottes, leurs parents et leurs amis, mais d’autres Tuatha’an cherchent la chanson. Et ils recommenceront eux-mêmes à la chercher, parce que leur identité n’est pas définie par la possession de quelques roulottes.
— À qui sont-elles ? demanda soudain Aram.
Perrin leva la tête. Debout devant les lances rangées contre un mur, le jeune Zingaro les regardait, l’air troublé.
— À quiconque entend s’en servir, Aram. Mais personne ne te fera du mal avec, tu peux me croire.
Voyant la façon dont le jeune homme, les mains dans les poches, marchait le long du mur en étudiant les armes, Perrin douta fort de l’avoir convaincu.
Il oublia Aram dès que Marin posa devant lui une assiette de tranches de filet d’oie rôti accompagnées de navets, de haricots et d’une belle miche de pain encore toute chaude et croustillante. Alors qu’il allait s’attaquer à son repas, Faile lui noua une serviette brodée de fleurs autour du cou, le délesta de son couteau et de sa fourchette et entreprit de le nourrir comme un bébé. Voyant qu’elle trouvait amusant de les imiter, Bode et Eldrin gloussèrent bêtement à l’intention de Perrin tandis que Natti et Marin s’autorisaient un discret sourire.