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Cela dit, elle avait déjà contrôlé sa peur, au moins extérieurement. Tout effort de séduction oublié, elle parla avec une franchise et une honnêteté manifestes :

— Pardonne-moi… Je m’y suis terriblement mal prise, mais sans intention de te blesser. Chez moi, une femme peut se montrer directe avec un homme. L’inverse est vrai aussi, bien entendu. Rand, tu es un bel homme, n’en doute pas – un homme grand et fort, comme je les aime. Si je ne m’en étais pas aperçue, c’est moi qui aurais été de pierre ! S’il te plaît, ne me force pas à m’éloigner de toi. Si tu veux, je peux t’implorer à genoux.

Berelain s’agenouilla avec la grâce d’une danseuse. Sa sincérité ne s’était pas démentie, certes, mais en se baissant, elle avait réussi à faire glisser sur ses épaules son déshabillé, qui ne semblait plus très loin d’aller rejoindre la robe sur le sol.

— Rand, je t’en supplie !

Vide ou pas Vide, le jeune homme en resta bouche bée, et ça n’avait rien à voir avec la beauté de Berelain ou sa quasi-nudité. Enfin, presque rien… Si les Défenseurs de la Pierre avaient été aussi déterminés qu’elle, dix mille Aiels n’auraient pas réussi à prendre la forteresse.

— Ma dame, je suis flatté, fit Rand, très diplomate, je vous prie de le croire. Mais ce ne serait pas loyal vis-à-vis de vous. Car je ne peux pas vous donner ce que vous méritez.

À elle de décider ce qu’elle a envie de comprendre !

Dehors, un coq chanta dans les ténèbres.

Très surpris, Rand vit que Berelain, les yeux ronds comme des soucoupes, regardait quelque chose derrière lui. Ouvrant la bouche, elle tenta de pousser un cri, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Le jeune homme se retourna, son épée de flammes dans les mains.

À l’autre bout de la pièce, un des miroirs en pied refléta son image. Un grand jeune homme aux cheveux roux et aux yeux gris en sous-vêtements et qui brandissait une épée de flammes.

Le reflet bondit sur le tapis et leva son arme.

Je suis devenu fou ! pensa Rand, cette idée venant dériver à la lisière du Vide. Non ! Berelain voit la même chose ! C’est réel !

Un mouvement attirant son attention, sur sa gauche, Rand se tourna d’instinct, sa lame décrivant la figure baptisée Lever de Lune Au-dessus de l’Eau.

Le coup traversa la silhouette – sa silhouette ! – qui venait de jaillir d’une des glaces murales. L’apparition se brouilla puis disparut, se désintégrant en un nuage de poussière.

Le reflet de Rand réapparut dans la glace… et posa les mains sur le cadre afin de bondir à son tour. Balayant la chambre du regard, le jeune homme vit qu’il y avait du mouvement dans toutes les surfaces réfléchissantes.

Ne trouvant pas de meilleure parade, il frappa la glace avec sa lame. Des éclats volèrent partout, mais il aurait juré que le reflet s’était brisé une fraction de seconde avant le verre. Quelque part au fond de sa tête, Rand entendit un cri lointain : le son de sa propre voix, mais qui mourait déjà.

Alors que la glace n’avait même pas fini d’exploser, il déchaîna le Pouvoir de l’Unique. Sans un bruit, tous les miroirs et toutes les glaces de la chambre se fracassèrent, projetant une pluie d’éclats. Dans la tête de Rand, le cri se répéta à l’infini, comme un écho agonisant et pourtant immortel, le faisant frissonner de terreur. C’était sa voix. Et pourtant, si incroyable que ce fût, ce n’était pas lui qui hurlait.

Se retournant, Rand se prépara à affronter le reflet qui avait réussi à sortir de son miroir. Répliquant à une attaque sauvage – Les Pierres qui Dévalent le Flanc d’une Montagne –, Rand recourut à la figure nommée Déployer l’Éventail. Lorsque son adversaire recula, il s’avisa qu’il y en avait deux autres. Malgré son excellent réflexe – briser toutes les surfaces réfléchissantes – deux faux Rand de plus avaient pu sauter dans la pièce. Désormais, trois répliques parfaites de sa personne – jusqu’au plus infime détail, y compris la cicatrice boursouflée, sur son flanc – le défiaient du regard, le visage brûlant de haine, de mépris et d’une étrange… voracité. Mais les yeux de ses sosies semblaient vides, comme s’ils n’étaient pas vraiment vivants.

Comme un seul homme, ils passèrent à l’attaque.

Rand s’écarta, des éclats de verre blessant ses pieds nus. Passant de figure en figure, il s’efforça d’affronter un seul adversaire à la fois, tant que c’était possible. Dans cet étrange combat, comprit-il, il allait devoir mettre en application tout ce que lui avait appris Lan, le Champion de Moiraine.

Si ses trois doubles avaient été mieux coordonnés, combattant vraiment ensemble, Rand n’aurait pas tenu une minute. Mais oubliant le bel accord du début, chacun luttait en solitaire, comme si les autres n’existaient pas. Même ainsi, Rand n’en menait pas large, et du sang coulait déjà des dizaines d’entailles qui couvraient son visage, son torse et ses bras. La vieille blessure se rouvrit, contribuant à teinter en rouge ses sous-vêtements.

Non contents de lui ressembler, les trois sosies étaient d’aussi fins escrimeurs que lui. Dans la fureur du combat, les quatre adversaires renversaient les meubles, fracassant d’innombrables petits trésors de l’artisanat du Peuple de la Mer.

Rand sentit que ses forces déclinaient. Pour l’instant, il n’avait pas récolté de blessure grave – n’était celle qui refusait de guérir sur son flanc – mais une multitude de coupures avaient presque le même effet qu’une énorme plaie.

Alors que la défaite le menaçait, Rand n’envisagea pas un instant d’appeler les Aielles qui montaient la garde dehors. Tout simplement parce que les murs, bien trop épais, auraient étouffé jusqu’aux cris d’un agonisant. Quoi qu’il arrive, il allait devoir s’en tirer tout seul. Et s’il ferraillait avec la froideur et le détachement que lui conférait le Vide, la peur n’en venait pas moins rôder à la lisière de sa conscience, telles des branches d’arbre agitées par le vent qui frôlent une fenêtre par une nuit d’encre.

Frappant par-dessus l’épaule de son adversaire le plus proche, Rand visa le visage d’un autre, un peu au-dessous des yeux. Alors qu’il ne pouvait s’empêcher de faire la grimace – après tout, c’était son visage ! –, sa cible recula juste ce qu’il fallait pour éviter une blessure mortelle. Du sang jaillit de ce qui n’était qu’une entaille, et le visage désormais balafré ne changea pas d’expression, ses yeux vides ne cillant même pas.

Les reflets désiraient la mort de Rand. Comme s’ils crevaient de faim et apercevaient enfin de la nourriture, rien d’autre ne les intéressait.

Est-il possible de les tuer ?

Comme lui, ses trois doubles saignaient là où il avait réussi à les blesser. Mais leurs blessures ne semblaient pas les ralentir ni miner leur résistance. S’ils tentaient d’esquiver ses coups, ils ne paraissaient pas s’apercevoir que certains avaient fait mouche.

Peut-être parce qu’ils ne sentent rien ! Mais s’ils saignent, c’est qu’ils peuvent mourir. Il faut qu’il en soit ainsi !

Parce qu’il avait besoin d’un répit pour reprendre son souffle, Rand rompit le contact avec ses adversaires. Sautant sur le lit, il réalisa un roulé-boulé artistique tandis que trois lames, au-dessus de lui, fendaient furieusement l’air. Dès qu’il reprit contact avec le sol, il s’appuya à la table de chevet pour recouvrer son équilibre, envoyant valser dans les airs une coupe d’argent rehaussée de dorures.

Un de ses doubles sauta sur le lit et avança dans le tourbillon de plumes montant du matelas éventré par les armes de ses deux compagnons.

Lesquels faisaient tranquillement le tour du lit… Toujours concentrés sur Rand, ils continuaient à s’ignorer, et leurs yeux brillaient comme du verre.