Rand sursauta quand il sentit comme une piqûre d’épingle dans la main qu’il avait posée sur la table de chevet. Baissant les yeux, il vit un reflet de lui-même, pas plus haut que six pouces, retirer de la chair son épée miniature. Vif comme l’éclair, Rand s’empara de son agresseur avant qu’il puisse frapper de nouveau. Se débattant dans sa main, le reflet lui fit un rictus haineux.
Des reflets miniatures grouillaient dans la chambre ! Sortant des déflecteurs des lampes, ils venaient se mêler à la bataille.
La main de Rand s’engourdit et devint froide, comme si le reflet nain la vidait de sa vie. Par bonheur, la brûlante chaleur du saidin se déversa dans la tête du jeune homme puis le long de son bras et jusqu’au bout de ses doigts glacés.
Le reflet nain explosa soudain comme une bulle de savon. Rand sentit quelque chose s’insinuer en lui – une conséquence de la disparition du double – et il constata qu’une petite partie de sa force perdue lui revenait. Le phénomène se reproduisit, à croire que quelque entité inconnue le nourrissait.
Quand il releva les yeux, se demandant pourquoi il n’était pas mort, il constata que tous les doubles miniatures avaient disparu. Les trois faux Rand grandeur nature vacillaient sur leurs jambes, comme s’ils avaient perdu la vitalité qu’il venait de regagner. Néanmoins, ils recouvrèrent leur équilibre et revinrent combattre l’être qu’ils paraissaient haïr plus que tout au monde.
L’esprit en ébullition, Rand recula tout en pointant son épée sur chacun de ses adversaires. S’il ne modifiait pas sa tactique, il finirait par perdre, c’était écrit. Mais il y avait peut-être un moyen de vaincre… Malgré les apparences, les reflets étaient liés. Absorber le nain – cette seule idée donnait envie de vomir à Rand, mais se voiler la face ne servait à rien – avait fait disparaître tous les doubles miniatures. Mais ce n’était pas tout. Les « géants » avaient été affectés aussi, au moins provisoirement. Bref, s’il en absorbait un, ça détruirait à coup sûr les autres.
Là encore, l’idée était répugnante, mais il n’y avait rien d’autre à faire.
D’accord, mais qu’ai-je fait exactement ? Comment m’y suis-je pris ? Lumière, aide-moi !
Rand allait devoir… étreindre… un des doubles. Ou le toucher, au minimum. Ça, c’était une certitude. Mais s’il essayait de s’approcher d’un de ses adversaires, trois lames le transperceraient en un clin d’œil.
Des reflets… N’oublie pas que ce sont des reflets. Mais jusqu’à quel point ?
Avec l’espoir de ne pas être idiot – car dans ce cas, il serait bientôt un idiot mort – Rand fit disparaître son épée. Prêt à la faire revenir aussitôt, il s’en abstint lorsqu’il vit se volatiliser les armes de ses trois ennemis. Un instant, une infinie perplexité s’afficha sur le visage de chaque double, y compris le balafré.
Avant que Rand ait pu mettre à exécution la suite de son plan, les trois reflets lui sautèrent dessus et l’entraînèrent dans un combat au sol sur le tapis semé d’éclats de verre.
Rand eut le sentiment que son sang gelait dans ses veines. Tout son corps s’engourdit jusqu’à ce qu’il ne sente plus la douleur des éclats de verre et de porcelaine s’enfonçant dans sa chair. Quelque chose qui ressemblait à de la panique menaça de faire intrusion dans son cocon de Vide.
Venait-il de commettre une erreur fatale ? Bien plus grands que le reflet qu’il avait absorbé, les doubles le vidaient de toute sa chaleur. Mais pas que de cela. Lentement, leurs yeux vitreux semblaient lui voler sa vie goutte après goutte. Terrorisé, Rand comprit que sa mort ne mettrait pas un terme à l’affrontement. Se tournant les uns contre les autres, les trois reflets combattraient jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Un survivant qui serait dépositaire de sa vie et de ses souvenirs. Qui prendrait sa place, en quelque sorte.
Rand résista, se battant plus férocement alors même qu’il faiblissait à chaque instant. Pour s’emplir de chaleur, il se laissa envahir par le saidin, supportant même sans frémir le goût ignoble de la souillure. Tant que le saidin se déversait en lui, ses haut-le-cœur eux-mêmes témoignaient qu’il était vivant et toujours en état de se battre.
Mais que faire ? Comment m’y suis-je pris ?
Au rythme où allaient les choses, si ses adversaires ne le tuaient pas, il finirait consumé par le Pouvoir.
Comment ai-je fait ?
Eh bien, il n’en savait rien… Du coup, il continua à puiser du saidin dans la Source Authentique en essayant de… en luttant pour…
Un des trois doubles se désintégra soudain. Rand le sentit faire intrusion en lui – c’était comme tomber d’une falaise et se recevoir rudement sur un sol rocheux –, puis les deux autres suivirent. Le souffle coupé par le choc, Rand resta étendu sur le dos, les yeux rivés sur le plafond de plâtre blanc aux moulures dorées.
Le simple fait de respirer encore était un motif de jubilation.
Alors que le Pouvoir nourrissait encore chaque fibre de son être, s’insinuant dans son plus secret recoin, il éprouva l’envie dévastatrice de restituer tous les repas qu’il avait jamais ingérés. À ces moments-là, il se sentait si vivant qu’exister sans être immergé dans le saidin, en comparaison, semblait être une triste et terne expérience. Dans l’air, il captait l’odeur de cire de toutes les bougies et les émanations d’huile de chacune des lampes. Et sous son dos, il sentait toutes les fibres du tapis, si nombreuses fussent-elles.
Sur son corps, il localisait chaque entaille, chaque plaie, chaque contusion et chaque bleu. Mais il restait lié au saidin…
Un des Rejetés venait d’essayer d’avoir sa peau ! Ce ne pouvait être que ça, sauf si le Ténébreux s’était déjà libéré de sa prison. Mais dans ce cas, il n’aurait sûrement pas eu à triompher d’une épreuve aussi facile que celle-là.
Raison de plus pour maintenir son lien avec la Source Authentique !
Et si j’avais fait tout ça moi-même ? Puis-je détester assez ce que je suis pour tenter de me tuer ? Sans en avoir vraiment conscience ? Lumière, je dois apprendre à contrôler mes pouvoirs ! Il le faut !
Rand se releva péniblement. Couvert de sang et laissant des traces rouges sur le tapis, il clopina jusqu’au présentoir de Callandor. Quand il s’en empara et la brandit, la lame de cristal scintilla lorsque le Pouvoir se déversa en elle.
L’Épée Qui N’en Est Pas Une… Peut-être, mais sa lame, apparemment en verre, devait couper aussi bien que deux bons pieds de l’acier le plus pur. Pourtant, Callandor n’était pas une arme, mais un vestige de l’Âge des Légendes – un sa’angreal. Avec l’aide des quelques angreal ayant survécu à la guerre des Ténèbres et à la Dislocation du Monde – de ceux dont on connaissait l’existence, en tout cas – il était possible de canaliser des quantités de Pouvoir de l’Unique qui auraient sans cela carbonisé l’Aes Sedai la plus puissante. Un sa’angreal permettait d’appliquer le même coefficient multiplicateur au volume de Pouvoir canalisé avec un « simple » angreal. Liée au Dragon Réincarné par trois mille ans de légendes et de prophéties, Callandor était un des plus formidables sa’angreal qu’ait jamais connus le monde. Seul autorisé à la manier, Rand, avec cette épée, pourrait faire s’écrouler sans effort les fortifications des plus grandes villes. Cette arme au poing, il serait assez fort pour affronter un des Rejetés, rien de moins !