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C’était un mauvais coup d’un des leurs… Il ne peut pas en être autrement.

S’avisant soudain que Berelain ne donnait plus signe de vie, il la chercha du regard, redoutant de découvrir son cadavre.

Toujours agenouillée, la jeune femme avait ramassé la robe et elle se drapait dedans comme dans une armure – ou se protégeait derrière, la tenant pour une sorte de mur d’enceinte. Blanche comme un linge, elle se passa lentement la langue sur les lèvres.

— Lesquels sont… ? commença-t-elle.

Elle déglutit péniblement et reformula sa question :

— Lequel a… ?

Elle renonça, incapable d’aller jusqu’au bout de sa phrase.

— Je suis le seul présent dans cette chambre… Celui que tu as traité comme s’il était ton promis…

Une remarque destinée à apaiser Berelain, voire à la faire sourire. Sans nul doute, une femme aussi forte qu’elle était capable d’apprécier l’humour, même en face d’un homme couvert de sang.

Mais elle se pencha en avant et se prosterna devant Rand.

— Seigneur Dragon, je m’excuse humblement de vous avoir offensé…

Ce retour au vouvoiement, ce ton humble et cette voix tremblante… Rien qui ressemblât à la Berelain de tantôt.

— Je vous prie de pardonner puis d’oublier ce sacrilège… Seigneur Dragon, je ne vous importunerai plus, c’est juré ! Sur la tête de ma mère et avec la Lumière pour témoin, j’en fais le serment.

Rand neutralisa le « verrouillage ». Se transformant en un souffle léger, la prison invisible de Berelain fit gentiment onduler sa robe.

— Il n’y a rien à pardonner, assura Rand. (Épuisé, il avait la voix chevrotante d’un vieillard.) Vous pouvez vous retirer, ma dame…

Berelain se releva, non sans hésiter, puis elle tendit une main et soupira de soulagement quand elle ne rencontra pas d’obstacle. Saisissant l’ourlet de sa robe, elle entreprit de traverser la chambre, les éclats de verre grinçant bizarrement sous les semelles de ses escarpins de velours. Non loin de la porte, elle s’arrêta et, au prix d’un gros effort, se tourna vers Rand :

— Je peux vous envoyer des Aielles, si vous le désirez… Ou faire venir une Aes Sedai qui s’occupera de vos blessures.

Après ce qu’elle a vu, elle préférerait être seule dans une chambre avec un Myrddraal, voire avec le Ténébreux en personne. Mais elle n’a quand même rien d’une chiffe molle…

— Merci, mais c’est inutile… En fait, j’apprécierais que vous ne disiez pas un mot sur ce qui s’est produit ici. Pas encore… Je me chargerai de tout ce qui doit être fait.

C’est sûrement un coup des Rejetés !

— Les désirs du seigneur Dragon sont des ordres…

Berelain esquissa une révérence, puis elle se hâta de sortir, craignant peut-être que son interlocuteur ait l’idée saugrenue de la retenir.

— Oui, marmonna Rand, elle préférerait le Ténébreux en personne…

Clopinant jusqu’au pied du lit, Rand s’assit dans un coffre-fauteuil et posa Callandor sur ses genoux. Avec cette épée dans les mains – même si elles étaient couvertes de son sang, comme en ce moment –, il forcerait le respect d’un Rejeté, ça ne faisait aucun doute.

Dans quelques minutes, il enverrait chercher Moiraine, pour qu’elle le guérisse. Puis il parlerait aux Aielles postées dans le couloir. Oui, d’ici peu, il redeviendrait le Dragon Réincarné. Mais pour l’instant, il entendait rester assis et se souvenir d’un simple berger nommé Rand al’Thor.

3

Conciliabule

Malgré l’heure tardive, beaucoup de gens allaient et venaient encore dans les larges couloirs de la Pierre de Tear. Pour l’essentiel, c’étaient des serviteurs liés à la forteresse – et reconnaissables à leur livrée noir et or – ou aux divers Hauts Seigneurs, dont ils arboraient alors les armes. Quelques Défenseurs de la Pierre déambulaient, désarmés et sans casque, certains ayant même déboutonné le col de leur veste d’uniforme. Si les serviteurs se contentaient de saluer Perrin et Faile quand ils les croisaient, les soldats, pour la plupart, sursautaient en les apercevant. Certains les saluaient aussi, la main sur le cœur, mais tous, sans exception, pressaient le pas comme s’ils avaient hâte de se retrouver ailleurs.

Seule une lampe sur trois ou quatre était allumée. Entre ces sources de lumière trop éloignées les unes des autres, les tapisseries et les coffres placés de-ci de-là contre les murs disparaissaient presque dans la pénombre. Pour le commun des mortels, en tout cas. Car Perrin, lui, les voyait toujours.

Dans les corridors obscurs, les yeux de l’apprenti forgeron brillaient comme de l’or poli. Allant très vite d’une lampe allumée à l’autre, il gardait la tête baissée, sauf lorsqu’il entrait dans une zone éclairée. Pourtant, beaucoup de gens, dans la forteresse, étaient informés de sa « bizarrerie ». Bien entendu, ils n’osaient pas aborder le sujet, Faile elle-même semblant penser que l’étrange couleur des yeux de son compagnon était due à son association avec une Aes Sedai. Bref, une particularité qu’il fallait accepter, puisqu’elle existait, sans jamais chercher d’explications. Même dans ces conditions, Perrin ne pouvait s’empêcher de frissonner chaque fois qu’il s’apercevait qu’un inconnu avait vu ses yeux briller dans le noir. Et le silence tendu des gens lui semblait souligner à quel point il était désormais différent des autres humains.

— Je donnerais cher pour qu’on ne me regarde pas comme ça, marmonna-t-il lorsqu’un Défenseur aux cheveux grisonnants – un type qui aurait pu être son père ! – faillit détaler au pas de course après l’avoir croisé. On dirait que les gens ont peur de moi. Avant, ça n’arrivait jamais. Enfin, pas ce genre de peur… Pourquoi ces serviteurs ne sont-ils pas au lit ?

Une femme qui portait un seau et un balai s’inclina respectueusement et pressa elle aussi le pas sans relever les yeux.

Un bras glissé sous celui de Perrin, Faile tourna la tête vers lui.

— Je parie que les gardes n’ont pas le droit d’être dans cette partie de la forteresse, sauf pour patrouiller. Mais c’est l’heure idéale pour lutiner une servante dans le fauteuil de son maître. Et qui sait ? pour jouer au grand seigneur et à sa dame, pendant que ceux-ci sont endormis… Ces soldats ont sans doute peur que tu les dénonces… Quant aux domestiques, sache qu’ils font l’essentiel de leur travail pendant la nuit. Qui voudrait les avoir dans les pattes durant la journée, les regarder balayer, briquer, polir et laver ?

Perrin acquiesça sans grande conviction. Faile avait sans doute appris tout ça dans la maison de son père. Un riche marchand devait avoir des serviteurs et des gardes pour escorter ses chariots.

Au moins, tous les « noctambules » n’étaient pas encore debout parce qu’ils venaient de vivre la même expérience que lui. Dans ce cas, ils auraient déjà été hors de la forteresse, continuant à courir pour s’en éloigner le plus possible. Mais pourquoi avait-il servi de cible comme cela ? Même s’il n’avait guère envie de se trouver face à Rand, il fallait qu’il sache.

Il était même si pressé de savoir que la pauvre Faile devait presque courir pour pouvoir rester pendue à son bras.

Si splendide qu’il fût avec ses dorures, ses sculptures et sa marqueterie, l’intérieur de la Pierre était conçu pour la guerre, exactement comme l’extérieur. À chaque croisement de couloirs, des mâchicoulis, au plafond, permettaient d’arroser d’huile bouillante d’éventuels envahisseurs ou de les bombarder de pierres. Dans le même ordre d’idées, des meurtrières ingénieusement disposées couvraient des corridors entiers, offrant des angles de tir parfaits aux archers.

Avec Faile, Perrin gravit plusieurs volées de marches étroites. Comme les autres zones de la forteresse, ces escaliers étaient sous la surveillance d’une multitude de meurtrières tout aussi bien disposées. Toutes ces défenses n’avaient cependant rien pu pour arrêter les Aiels, premiers attaquants de l’histoire à avoir jamais dépassé le mur d’enceinte.