Voyant Nynaeve serrer les poings, Egeanin s’empressa d’ajouter :
— Je l’ai libérée hier… Si ça se sait, je le paierai très cher, mais après avoir parlé avec vous, je ne pouvais plus… (Egeanin fit la grimace et secoua la tête.) C’est pour ça que je suis restée avec vous quand Elayne s’est trahie en utilisant le Pouvoir, le premier jour. Je savais que Bethamin était une sul’dam. Découvrir qu’un a’dam agissait sur elle m’a ébahie. Je devais comprendre, en savoir plus long sur les femmes comme vous… (Elle prit une grande inspiration.) Quel sort me réservez-vous ?
Posées sur la table, les mains de la Seanchanienne ne tremblaient pas.
Nynaeve ouvrit la bouche… et la referma aussitôt. Elayne comprit ce qui la perturbait. Même si elle abominait Egeanin, désormais, quel sort lui réserver, en effet ? Rien ne prouvait qu’elle ait commis un ou plusieurs actes criminels à Tanchico, et de toute façon, la garde municipale s’intéressait exclusivement à sa propre protection, pas aux délinquants.
Egeanin était une Seanchanienne et elle avait utilisé des sul’dam et des damane. Cela dit, n’avait-elle pas rendu sa liberté à cette… Bethamin ? Pour quelle faute devait-elle être châtiée ? Avoir posé des questions auxquelles ses « amies » avaient répondu en toute liberté ? S’être fait apprécier ?
— J’aimerais te fouetter jusqu’à ce que ta peau soit aussi rouge qu’un soleil couchant, grogna Nynaeve. (Sans crier gare, elle se tourna vers Domon.) Tu les as trouvées, as-tu dit ? Où ?
Le capitaine jeta un regard appuyé à Egeanin et arqua les sourcils.
Voyant que Nynaeve hésitait, Elayne se jeta à l’eau :
— Elle n’est pas un Suppôt des Ténèbres, je crois…
— Bien sûr que non ! s’écria Egeanin, indignée.
Croisant les bras, sans doute pour s’empêcher de tirer sur ses tresses, Nynaeve foudroya du regard la Seanchanienne, puis riva sur Domon des yeux accusateurs, comme si le pauvre était responsable de tout ce gâchis.
— Ici, je ne vois pas où nous pourrions l’enfermer. De toute façon, Rendra voudrait savoir ce qui se passe. Continue, maître Domon.
— Au palais de la Panarch, un de mes hommes a vu deux femmes qui figurent sur ta liste. La femme aux chats et celle du Saldaea.
— Tu es sûr ? demanda Nynaeve. Au palais de la Panarch ? J’aurais préféré que tu aies vu ça de tes yeux… Marillin Gemalphin n’est pas la seule femme qui aime les chats. Et Asne Zeramene, même à Tanchico, n’est pas l’unique ressortissante du Saldaea.
— Une femme au visage étroit, avec des yeux bleus et un gros nez et qui nourrit une dizaine de chats dans une ville où on les mange ? Accompagnée par une femme aux yeux inclinés et au nez typique du Saldaea ? Ce n’est pas un duo très fréquent, maîtresse al’Meara.
— C’est vrai, concéda Nynaeve. Mais le palais de la Panarch ? Maître Domon, au cas où tu l’aurais oublié, cinq cents Fils de la Lumière protègent ce bâtiment. Et ils sont commandés par un Inquisiteur de la Main de la Lumière, rien que ça ! Jaichim Carridin et ses officiers, au strict minimum, doivent être capables de reconnaître une Aes Sedai au premier coup d’œil. S’ils découvraient que le palais accueille des sœurs, y resteraient-ils ?
Domon voulut émettre une objection, mais il n’en trouva pas, car l’argument de Nynaeve était incontestable.
— Maître Domon, fit Elayne, pourquoi un de vos hommes était-il au palais ?
Le capitaine tira sur sa barbe, l’air gêné, puis il se tapota la lèvre inférieure du bout d’un index.
— Eh bien, la nouvelle Panarch est connue pour aimer les poivrons très forts – les blancs, ceux qui vous mettent le feu dans la bouche – et même si elle n’est pas très sensible aux cadeaux, les douaniers ne sauraient se montrer trop pointilleux avec quelqu’un qui gâte ainsi la femme dont ils dépendent…
— Des « cadeaux » ? répéta Elayne. Sur les quais, vous parliez de « pots-de-vin », et je trouve ça plus honnête.
Assez incongrûment, Egeanin se tourna dans son fauteuil pour jeter un regard désapprobateur au capitaine.
— Que la bonne Fortune me patafiole ! s’exclama Domon. Vous ne m’avez pas demandé de renoncer à mes affaires. Et j’aurais refusé, même si vous aviez convaincu ma vieille mère de soutenir votre requête. Un homme a le droit de gagner sa vie.
Egeanin ricana et se tint plus droite sur son siège.
— Elayne, ses petits arrangements ne nous regardent pas…, grommela Nynaeve. Je me fiche qu’il soudoie la ville entière pour faire la contrebande de…
Quelqu’un venait de gratter à la porte. Avec un regard d’avertissement à ses compagnons, Nynaeve souffla à Egeanin :
— Tu restes assise et tu te tais. Entrez !
Juilin passa dans la pièce sa tête surmontée d’un chapeau conique. Comme d’habitude, il plissa le front en découvrant Domon. Sur la joue, le pisteur de voleurs arborait une coupure entourée de sang séché. Rien d’anormal… Désormais, les rues étaient aussi dangereuses le jour qu’elles l’étaient la nuit, au début…
— Puis-je vous parler en privé, maîtresse al’Meara ? demanda Juilin lorsque son regard se posa sur Egeanin.
— Entrez ! lança l’ancienne Sage-Dame. Avec ce qu’elle a déjà entendu, ça n’a plus la moindre importance. Les avez-vous trouvées dans le palais de la Panarch, comme tout le monde ?
Après être entré, Juilin ferma la porte et jeta un autre regard noir à Domon. Le capitaine devenu un contrebandier eut un sourire éclatant. Un instant, les deux rivaux semblèrent vouloir en venir aux mains.
— L’Illianien a donc de l’avance sur moi…, marmonna Juilin.
Ignorant Domon, il se tourna vers Nynaeve :
— Je vous avais dit que la femme à la mèche blanche me conduirait aux autres. C’est un signe particulier qui ne trompe pas. Et j’ai vu aussi la Domani. De loin, parce que je ne suis pas assez fou pour nager au milieu d’une meute de requins. Mais à part Jeaine Caide, je crois qu’il n’y a pas une seule Domani au Tarabon !
— Donc, vous pensez qu’elles sont au palais ? lança Nynaeve.
Juilin ne broncha pas, mais une lueur passa dans ses yeux quand il les tourna un instant vers Domon.
— Ainsi, il n’a pas de preuves…, jubila-t-il.
— Bien sûr que j’en ai ! s’écria Domon en évitant de croiser le regard du Tearien. Maîtresse al’Meara, si tu ne les as pas acceptées avant l’arrivée de ce… poissonnier…, ce n’est pas ma faute.
Juilin voulut lancer une repartie acide, mais Elayne lui brûla la politesse :
— Vous les avez trouvées tous les deux, et vous avez tous les deux des preuves. Parions qu’un seul rapport n’aurait pas suffi à nous convaincre. Bref, si nous savons où sont ces femmes, c’est grâce à vous deux.
Les deux hommes parurent plus mécontents qu’avant cette tirade. Décidément, ils restaient toujours de grands enfants…
— Le palais de la Panarch, dit Nynaeve en tirant sur ses tresses. (Puis elle les jeta négligemment par-dessus son épaule.) Ce qu’elles cherchent doit y être aussi. Mais si elles l’avaient trouvé, seraient-elles encore à Tanchico ? Le palais est très grand. Elles sont peut-être encore en train de le fouiller. Bien sûr, comme nous sommes à l’extérieur pendant qu’elles sont à l’intérieur, ce n’est pas une consolation.
Comme d’habitude, Thom entra sans frapper.
— Maîtresse Egeanin, salua-t-il après avoir balayé l’assemblée du regard. Nynaeve, il faudrait que je te parle en privé. J’ai des nouvelles importantes.