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Le bleu, sur la joue du trouvère, mit Elayne encore plus en colère que la nouvelle déchirure sur sa belle cape marron. Cet homme était trop vieux pour traîner dans les rues de Tanchico. Ou de n’importe quelle autre ville, d’ailleurs. Il était temps qu’elle lui fasse avoir une rente, et un endroit sûr où vivre et se reposer. Il n’aurait plus à se produire de village en village pour gagner sa pitance. Elle en faisait une affaire personnelle.

— Je n’ai pas le temps…, marmonna Nynaeve. Les sœurs noires sont au palais de la Panarch. Et pour ce que j’en sais, Amathera les aide peut-être à le retourner du sol au plafond.

— J’ai découvert ça il y a moins d’une heure… Comment as-tu… ?

Thom avisa soudain Juilin et Domon, qui se regardaient toujours comme des sales gosses qui veulent tous les deux le gâteau tout entier.

À l’évidence, le trouvère les jugeait indignes d’être des sources d’information pour Nynaeve. Elayne dut se retenir de sourire. Le brave homme se faisait une telle fierté de connaître tous les secrets et toutes les machinations…

— La Tour Blanche a ses méthodes, Thom, dit Nynaeve, délibérément énigmatique. Et il est plus sage de ne pas fourrer son nez dans les secrets des Aes Sedai.

Thom plissa ses sourcils blancs broussailleux. S’avisant que Juilin et Domon la regardaient d’un air mécontent, l’ancienne Sage-Dame rosit légèrement. S’ils racontaient tout, elle aurait l’air d’une idiote. Et ils le feraient, parce que les hommes ne pouvaient jamais tenir leur langue. Le mieux était de passer très vite à autre chose.

— Thom, as-tu entendu quoi que ce soit qui nous inciterait à penser qu’Amathera est un Suppôt des Ténèbres ?

— Rien du tout ! Apparemment, elle n’a pas vu Andric depuis qu’elle a ceint la Couronne de l’Arbre. Les émeutes rendent peut-être trop dangereux le trajet entre le palais de la Panarch et celui du roi. À moins qu’Amathera, consciente d’être aussi puissante qu’Andric, ait décidé d’être moins docile. Mais rien de ça ne nous dit à qui elle est loyale… (Thom jeta un regard maussade à Egeanin.) Je suis reconnaissant à maîtresse Egeanin de vous avoir aidées, ce fameux jour dans la rue, mais n’est-ce pas simplement une connaissance pour vous ? En d’autres termes, pourquoi l’avoir impliquée dans cette affaire ? Nynaeve, je me souviens que tu parlais de coudre toutes les bouches trop volubiles…

— C’est une Seanchanienne, lâcha Nynaeve. Allons, Thom, ferme la bouche, sinon, tu vas gober une mouche ! Et assieds-toi. Nous allons finir de manger en mettant un plan au point.

— Devant elle ? demanda Thom. Une Seanchanienne ?

Elayne avait raconté au trouvère une partie de ce qui s’était passé à Falme, et il avait sûrement entendu d’autres rumeurs. Alors qu’il étudiait Egeanin, il semblait se demander où elle cachait ses cornes. Les yeux exorbités, Juilin semblait avoir du mal à respirer. Lui aussi, il avait dû entendre des rumeurs dans les rues de Tanchico.

— Vous voulez que je demande à Rendra de l’enfermer dans le garde-manger ? demanda Nynaeve, très calme. Ça ferait jaser, non ? Si elle sort un régiment seanchanien de sa bourse, je suis sûre que trois mâles à la poitrine velue sauront nous protéger, Elayne et moi. Thom, assieds-toi ou mange debout, mais arrête de la regarder ! Que tout le monde prenne place. Je veux manger avant que ce soit froid.

Les trois hommes obéirent à contrecœur. Parfois, la méthode forte qu’affectionnait Nynaeve avait des résultats surprenants. Elayne se demanda si ça pouvait fonctionner avec Rand…

Oubliant le jeune homme, elle décida d’intervenir dans la conversation – et avec un discours de poids :

— Je ne vois pas comment les sœurs noires pourraient être au palais à l’insu d’Amathera, dit-elle en s’asseyant. Selon moi, ça ouvre trois possibilités. Primo, Amathera est un Suppôt des Ténèbres. Secundo, elle les prend pour des Aes Sedai. Tertio, elle est leur prisonnière.

Thom approuva du chef et la Fille-Héritière faillit en roucouler d’aise. Une absurdité ! Même s’il connaissait le Grand Jeu, ce n’était qu’un barde assez stupide pour avoir tout gâché afin de devenir un trouvère.

— Dans les trois cas, Amathera doit aider ces femmes à chercher… nous ne savons pas quoi. Mais si elle les prend pour des Aes Sedai, nous pourrions la faire changer de camp en lui disant la vérité. Et si elle est prisonnière, la libérer devrait suffire. Si la Panarch ordonne qu’on chasse les intrus du palais, Liandrin et ses complices ne pourront pas s’y opposer. Ensuite, ça nous laissera tout loisir de chercher.

— La question est de savoir si elle est l’alliée, la dupe ou la prisonnière des sœurs noires, dit Thom en faisant de grands gestes, sursa au poing

Ce fichu gaillard se servait à la perfection des baguettes !

— La clé de tout, intervint Juilin, c’est d’entrer en contact avec la Panarch, quelle que soit sa situation. Cinq cents Fils de la Lumière gardent le palais, sans oublier la Légion de la Panarch – le double d’hommes – et la garde municipale, également un millier de combattants. Très peu de forts périphériques sont aussi bien défendus.

— Nous n’allons pas déclarer une guerre, grogna Nynaeve. L’heure est à l’intelligence, pas à la force brute. Selon moi…

La conversation continua pendant tout le repas et se prolongea bien après que le dernier bol eut été vidé. Après une période de silence – et de jeûne, car elle ne mangea rien – Egeanin osa lancer quelques commentaires judicieux. Impressionné par la clarté d’esprit de la « prisonnière », Thom accepta sans réserve toutes les suggestions avec lesquelles il était d’accord et refusa catégoriquement celles qui ne lui convenaient pas. Bref, sa façon habituelle de traiter les gens. Assez bizarrement, Domon lui-même vola au secours d’Egeanin quand Nynaeve lui demanda de se taire.

— Elle dit des choses sensées, maîtresse al’Meara. Pour se priver d’un avis intelligent, il faut avoir perdu l’esprit…

Malheureusement, savoir où étaient les sœurs noires ne servait pas à grand-chose tant qu’on ignorait la position d’Amathera à leur égard – et tant que la nature de ce qu’elles cherchaient restait mystérieuse. Au bout du compte, deux heures de débat aboutirent à la constatation du début : il fallait en savoir plus sur Amathera. Et le meilleur moyen était d’utiliser la « toile d’araignée » tissée à Tanchico par les trois protecteurs d’Elayne et de Nynaeve.

Hélas, les trois crétins, avec un bel ensemble, refusèrent de laisser les deux femmes seules avec une Seanchanienne. Assez énervée pour pouvoir canaliser, Nynaeve les emprisonna dans un tissage d’Air tandis qu’ils lanternaient devant la porte.

— Pensez-vous, dit-elle, enveloppée par l’aura du saidar, que nous ne pouvons pas lui faire la même chose, si elle devient menaçante ?

Avant de libérer les trois hommes, Nynaeve attendit qu’ils aient tous hoché la tête – l’unique partie de leur corps qu’ils pouvaient bouger.

— Tu sais comment parler aux hommes, toi…, dit Egeanin dès que la porte se fut refermée sur les trois chevaliers servants.

— Tais-toi, Seanchanienne ! explosa Nynaeve. (Elle croisa les bras, comme si elle avait décidé de ne plus tirer sur ses tresses quand elle était furieuse.) Reste assise et tiens ta langue !

L’attente se révéla très frustrante. Être cloîtrée avec des images de pruniers et de floraisons fanées, pendant que Thom, Juilin et Domon agissaient… Une torture, surtout quand l’un ou l’autre revenait pour annoncer qu’une piste n’avait rien donné et entendre un bref résumé de ce que ses deux concurrents avaient découvert. Avant de repartir à la vitesse du vent…

La première fois que le trouvère revint, avec une coupure sur l’autre joue, Elayne lui fit une suggestion :