— Quand on marche dans un rêve, dit Bair d’un filet de voix, ne pas contrôler ses pensées peut être… embarrassant. Si tu veux continuer à arpenter Tel’aran’rhiod, il faudra remédier à ce défaut…
— Je contrôle très bien mes pensées, merci ! siffla Nynaeve. Mais…
La voix de Bair n’aurait pas dû être si faible. Les deux Matriarches semblaient faites de brume et Egwene, en robe d’équitation bleue, paraissait presque transparente.
— Que vous arrive-t-il ? Pourquoi êtes-vous si… vaporeuses ?
— Essaie d’entrer dans le Monde des Rêves en somnolant sur une selle ! lança Egwene. (Elle… scintilla…) Dans la Tierce Terre, c’est le matin, et nous nous sommes déjà mis en route. Craignant que tu t’inquiètes, j’ai dû convaincre Amys de me laisser venir ici.
— Sans même parler du cheval, intervint Amys, il est difficile de dormir d’un œil alors qu’on voudrait être bien réveillée. Egwene n’a pas encore pris le coup…
— Oui, mais ça viendra ! s’écria la jeune femme.
Quand il s’agissait d’apprendre, elle confondait souvent vitesse et précipitation. Si ces Matriarches ne la retenaient pas par la peau du cou, elle foncerait sûrement tête baissée vers une impressionnante série de problèmes.
Nynaeve oublia tout ça quand sa jeune amie commença à évoquer l’attaque des Trollocs et des Draghkars contre les Rocs Froids. Seana, une Matriarche capable de marcher dans les rêves, figurait au nombre des victimes. Du coup, jetant aux orties toutes les coutumes, Rand conduisait les Aiels Taardad en direction d’Alcair Dal. Et il avait envoyé des messagers un peu partout pour rameuter tous les autres clans de la tribu.
Le fichu garçon n’en faisant qu’à sa tête, les Aiels étaient nerveux et Moiraine aurait volontiers tout cassé pour se défouler un peu. Cette nouvelle aurait ravi Nynaeve, de tout temps agacée par l’influence de l’Aes Sedai sur Rand, si Egwene n’avait pas eu l’air si inquiète.
— Je ne saurais dire si Rand est fou ou s’il a un plan…, conclut Egwene. Si j’avais la réponse à cette question, tout serait plus facile pour moi, quelle qu’elle soit… Tu vois où j’en suis ? Nynaeve, ce ne sont pas les prophéties, ni Tarmon Gai’don, qui me minent en permanence. C’est peut-être idiot, mais j’ai promis à Elayne de veiller sur Rand, et je ne sais pas comment m’y prendre.
Nynaeve contourna l’épée de cristal pour aller enlacer son amie. Même si elle avait l’air d’un reflet dans un mauvais miroir, Egwene était solide au toucher… La santé mentale de Rand. À ce sujet, l’ancienne Sage-Dame ne pouvait rien dire ni faire. Egwene était près de lui, et ce fardeau lui revenait.
— Ce que tu peux faire pour Elayne, c’est dire à Rand de lire ce qu’elle lui a écrit. Souvent, elle s’inquiète sur ce point, comme si elle avait peur d’en avoir trop dit. Si Rand la croit follement amoureuse de lui, il éprouvera sans doute les mêmes sentiments, et ça ne peut pas faire de mal à notre amie. Tu me suis ? Ici, nous avons quelques bonnes nouvelles…
Quand Nynaeve eut tout raconté, Egwene sembla avoir quelque peine à voir en quoi ces nouvelles étaient bonnes.
— Bref, vous ne savez toujours pas ce que cherchent les sœurs noires. Et même si vous le découvrez, elles ont dix longueurs d’avance sur vous.
— Oui, mais je ne les laisserai pas remporter la course !
Nynaeve soutint bravement le regard des deux Matriarches. D’après ce qu’Elayne lui avait dit sur Amys – quelqu’un qui donnait des avertissements à la pelle et presque rien d’autre – elle allait devoir faire montre de fermeté avec ces Aielles, présentement si vaporeuse qu’un souffle de vent aurait pu les dissiper comme du brouillard.
— Elayne pense que vous connaissez beaucoup de choses sur les rêves. Puis-je m’introduire dans ceux d’Amathera pour découvrir si elle est un Suppôt des Ténèbres ?
— Gamine stupide…, lâcha Bair. Une Aes Sedai, certes, mais toujours une sale gosse ! S’introduire dans le rêve de quelqu’un est très dangereux, sauf si on est invitée et attendue. Ce sont ses songes, pas comme ici… La Panarch les contrôle totalement. Et tu serais soumise à sa volonté.
Nynaeve aurait pourtant juré que c’était la solution. Une déception de plus…
Gamine stupide ?
— Je ne suis pas une gamine !
D’instinct, Nynaeve aurait voulu tirer sur sa natte. Mais elle s’en abstint. Pour une raison inconnue, ce tic la mettait mal à l’aise, ces derniers temps…
— J’étais la Sage-Dame de Champ d’Emond avant de devenir une… Aes Sedai. (Désormais, elle proférait ce mensonge quasiment sans hésiter.) Et j’ordonnais à des femmes de votre âge de s’asseoir, de se taire et de m’écouter. Si vous savez comment m’aider, dites-le au lieu de m’accabler d’absurdes conseils. Je sais reconnaître le danger quand je le rencontre.
Brusquement, Nynaeve s’avisa que sa natte s’était de nouveau divisée en deux tresses – ornées de rubans rouges à pompons, pour ne rien arranger. Sa jupe était devenue si courte qu’elle dévoilait ses genoux, elle portait un chemisier blanc, comme les Matriarches, et ses chaussures, comme ses bas, s’étaient volatilisées. D’où venait cet accoutrement ? Elle n’avait jamais eu l’idée de porter une tenue pareille.
Egwene plaqua une main devant sa bouche. Pour cacher sa surprise ? Car enfin, elle n’aurait pas ri d’une amie…
— Les idées qu’on ne contrôle pas, dit Amys, peuvent être très embarrassantes, Nynaeve Sedai. Jusqu’à ce qu’on ait appris…
Malgré son ton neutre, la Matriarche semblait avoir du mal à réprimer un sourire.
Nynaeve se força à rester impassible. Ces femmes ne pouvaient avoir aucun rapport avec ça ! Pas vrai ?
Résolue à changer de tenue, l’ancienne Sage-Dame dut lutter comme si quelqu’un voulait bel et bien l’en empêcher. Folle de colère, elle s’empourpra jusqu’aux oreilles. Au moment où elle allait renoncer, prête à demander un conseil, voire de l’aide, ses vêtements et ses cheveux redevinrent comme avant. Ravie, Nynaeve fit bouger ses orteils dans une paire de solides chaussures. Bien, elle avait eu une pensée vagabonde, rien de plus… Et même si ce n’était pas ça, hors de question d’en parler ! Les deux Aielles semblaient bien trop amusées, et même Egwene avait du mal à ne pas éclater de rire.
Je ne suis pas là pour un ridicule bras de fer. Ce serait leur faire trop d’honneur.
— Si je ne peux pas m’introduire dans les rêves d’Amathera, puis-je l’attirer dans le Monde des Rêves ? Il faut que je lui parle…
— Si nous savions comment faire, dit Amys en tirant rageusement sur son châle, nous ne te l’enseignerions pas. Ce que tu demandes est très mal, Nynaeve Sedai.
— Elle serait aussi vulnérable ici que toi dans ses rêves, dit Bair, glaciale. Depuis le début, tous ceux qui marchent dans les rêves sont d’accord sur un point : personne ne doit jamais être attiré dans Tel’aran’rhiod. On murmure que c’était une des plus viles méthodes des Ténèbres vers la fin de l’Âge des Légendes.
Nynaeve sauta nerveusement d’un pied sur l’autre. S’avisant qu’elle avait toujours un bras autour de la taille d’Egwene, elle cessa immédiatement de s’agiter. Son amie ne devait surtout pas sentir que les Matriarches parvenaient à la déstabiliser. D’autant plus que c’était faux ! Avant de devenir Sage-Dame, elle avait toujours eu une sainte terreur d’être convoquée devant le Cercle des Femmes. Eh bien, c’était une épreuve beaucoup plus terrible que se tenir devant ces Matriarches. La fermeté était la clé. La fermeté, oui !