Nynaeve s’avisa qu’elle avait repris en main ses tresses. La femme… Comme si elle était animée d’une volonté propre, sa main tira très fort sur les tresses. Baissant les yeux, l’ancienne Sage-Dame vit que ses phalanges étaient blanches et qu’elle tremblait. Comme si penser à cette inconnue…
Sa main tenta de nouveau de lui arracher le cuir chevelu.
Pourquoi, au nom de la Lumière ?
La femme vêtue de brume se tenait toujours devant le piédestal blanc. Remontant le long de son bras, les tremblements se transmirent à l’épaule de Nynaeve. Elle n’avait jamais vu cette brune. Et pourtant… Tentant de forcer son poing à s’ouvrir, elle réussit simplement à le faire serrer plus fort les tresses. Non, elle n’avait jamais… Tremblant maintenant de la tête aux pieds, Nynaeve enroula son bras libre autour de son torse. Elle n’avait jamais… Encore un peu, et elle allait claquer des dents. La femme semblait…
Pourquoi cette envie de pleurer ?
La femme…
Des images explosèrent dans la tête de Nynaeve. Comme si l’onde de choc la déséquilibrait, elle se retint à la colonne, à côté d’elle. Tout lui revenait. La Chambre des Floraisons Fanées… Une femme très belle – cette femme ! – enveloppée par l’aura du saidar. Babillant comme des gamines, Elayne et elle s’étaient disputées pour être la première à répondre à ses questions. Et à tout lui dire ! Vraiment tout ? Les détails étaient obscurs, mais Nynaeve se souvenait vaguement d’avoir gardé certaines choses secrètes. Ou plutôt, de les avoir omises. Parce qu’elle conservait encore un peu de raison ? Sûrement pas, hélas… Non, pressée de répondre à la question suivante, il lui était arrivé de ne pas développer suffisamment un point ou un autre. Par servilité !
C’est insensé ! S’il s’agit d’une sœur noire que nous ne connaissons pas, pourquoi ne nous a-t-elle pas livrées à Liandrin ? Nous l’aurions suivie comme deux gentilles petites brebis…
Submergée par une rage froide, Nynaeve n’écouta pas la voix de la logique. Une sœur noire l’avait manipulée comme un pantin, puis elle lui avait ordonné de tout oublier. Et elle avait obéi ! Eh bien, aujourd’hui, cette femme allait voir de quel bois elle se chauffait quand on ne la privait pas de tous ses moyens.
Avant qu’elle ait pu s’unir à la Source Authentique, Birgitte se matérialisa à côté de la colonne la plus proche. Comme la fois précédente, elle portait une courte veste blanche et un pantalon jaune large resserré aux chevilles. Birgitte ou une femme qui rêvait être l’héroïne de légende, allant jusqu’à adopter la même natte de cheveux blonds que son modèle. Un index plaqué sur les lèvres, « Birgitte » tendit un bras vers Nynaeve, puis, ses yeux bleus insistants, elle désigna une des doubles arches de la salle… et disparut.
Qui que soit cette femme, Nynaeve n’avait pas de temps à perdre… Enfin unie au saidar, elle se tourna vers sa cible, un juste courroux l’autorisant à canaliser le Pouvoir avec une rare puissance. Hélas, la femme vêtue de brume n’était plus nulle part en vue. Volatilisée ! Parce qu’une idiote aux cheveux d’or était venue la distraire. Au moins, cette enquiquineuse était peut-être encore là… Le Pouvoir vibrant en elle, Nynaeve franchit l’issue que lui avait désignée la fâcheuse.
La femme attendait dans un couloir où des lampes éteintes exhalaient encore une bonne odeur d’huile parfumée. Un arc d’argent au poing, l’étrange apparition portait à présent un carquois à la ceinture.
— Qui es-tu ? demanda Nynaeve, folle de rage.
Après avoir laissé à cette femme une chance de s’expliquer, elle allait lui donner une leçon qu’elle ne risquait pas d’oublier un jour.
— Es-tu la folle qui m’a tiré dessus dans le désert des Aiels et qui prétendait être Birgitte ? Cette fois, quand tu m’as dérangée, j’étais sur le point d’apprendre les bonnes manières à une sœur noire.
— Je suis Birgitte, dit la femme en s’appuyant à son arc. Ce nom-là, au moins, te dira quelque chose… Quant à « donner une leçon », c’est toi qui risquerais d’en recevoir une, comme dans la Tierce Terre. Je me souviens des vies que j’ai vécues comme on se rappelle les livres qu’on a lus. Le plus lointain est bien moins précis dans la mémoire que le plus récent… Mais je n’ai rien oublié des moments où je combattais aux côtés de Lews Therin. Le visage de Moghedien sera à jamais gravé dans ma mémoire. Comme celui d’Asmodean, l’homme que tu as failli déranger à Rhuidean.
Asmodean ? Moghedien ? La femme était une Rejetée ? Il y avait une Rejetée à Tanchico ? Et un Rejeté à Rhuidean ? Si elle l’avait su, Egwene en aurait sûrement parlé. Hélas, pas moyen de la prévenir avant une semaine. La colère – et donc le saidar – fit bouillir le sang de Nynaeve.
— Que fais-tu ici ? Je sais que vous vous êtes tous volatilisés après que le Cor de Valère vous eut appelés, mais vous êtes…
Nynaeve s’interrompit, un peu agacée à cause de ce qu’elle avait failli dire.
Son interlocutrice acheva calmement :
— Morts ? Nous sommes morts, c’est ce que tu voulais dire ? Ceux qui sont liés à la Roue ne sont pas morts de la façon « normale ». Puisqu’il nous faut attendre que la Roue tisse pour nous une nouvelle vie, quel meilleur endroit que le Monde des Rêves ? (Birgitte eut un rire amer.) Voilà que je parle comme une philosophe ! Dans presque toutes les vies dont je me souviens, j’ai été une fille du peuple qui s’est unie à un arc. Une archère, oui, et rien de plus.
— Tu es l’héroïne d’une centaine de récits, et à Falme, j’ai vu ce que tes flèches pouvaient faire. Et les attaques des Seanchaniennes capables de canaliser te laissaient de marbre. Birgitte, nous affrontons des sœurs de l’Ajah Noir. Une dizaine… Plus une Rejetée, semble-t-il. Ton aide nous serait précieuse.
L’héroïne eut soudain l’air gênée.
— Je ne peux rien pour vous, Nynaeve. Tant que le cor ne m’aura pas rappelée – ou que la Roue ne m’aura pas tissé une vie – il me sera impossible d’avoir une influence sur le monde réel. Mais en admettant que je sois sur le point de renaître, tu te trouverais face à un bébé qui vagit dans les bras de sa mère. À Falme, le Cor de Valère nous a appelés. Nous n’étions pas là en chair et en os, comme toi. Voilà pourquoi le Pouvoir était impuissant contre nous. Ici, tout est partie intégrante du rêve et un tissage peut m’abattre aussi facilement qu’il te tuerait. Plus facilement, même… Je te l’ai dit : je suis une archère. Une guerrière de fortune, rien de plus. (La natte sophistiquée de Birgitte oscilla quand elle secoua la tête.) Je ne comprends pas pourquoi je te révèle tout ça. En fait, je ne devrais pas t’adresser la parole.
— Pourquoi ? Tu m’as déjà parlé. Et Egwene pense t’avoir vue. C’était toi, pas vrai ? (Nynaeve se rembrunit soudain.) Comment connais-tu mon nom ? Serais-tu omnisciente ?
— Je connais ce que j’entends et ce que je vois. Je vous ai surveillés et écoutés, toi, les deux autres femmes et le jeune homme aux loups. Selon les préceptes, il nous est interdit de parler à ceux qui savent qu’ils sont dans Tel’aran’rhiod. Mais le mal rôde dans le Monde des Rêves comme dans l’univers des vivants. Tu combats ce mal, et pour cela, tu m’as… attirée. Même si j’avais conscience de ne pas pouvoir faire grand-chose, j’ai eu envie de t’aider. Mais c’est impossible. Parce que ça viole les préceptes – des codes de comportement que j’ai respectés tandis que la Roue faisait une infinité de tours. Dans mes plus vieux et plus vagues souvenirs, je sais que j’ai déjà vécu cent fois, ou peut-être mille… M’adresser à toi viole des préceptes aussi contraignants qu’une loi.