— C’est exact ! lança une voix masculine.
Nynaeve sursauta et faillit frapper avec le Pouvoir. La peau mate, bâti en force, l’homme qui venait d’apparaître et qui avançait vers Birgitte portait deux épées croisées dans le dos. Grâce à ce qu’elle savait sur l’héroïne blonde, Nynaeve reconnut Gaidal Cain – dans ce contexte très particulier, les deux épées faisaient un indice qui ne trompait pas. Mais alors que Birgitte était très belle, comme dans les récits, Cain aurait aisément pu concourir pour le titre d’homme le plus hideux du monde. Le visage large et plat, le nez bien trop gros et la bouche beaucoup trop large…
Birgitte lui sourit pourtant tendrement et lui caressa la joue. Bizarrement, des deux, c’était lui le plus petit. Mais avec sa musculature de colosse et la puissance qui émanait de tous ses gestes, il réussissait à passer pour plus grand qu’il l’était.
— Nous avons presque toujours été liés, dit Birgitte à Nynaeve, mais sans détourner le regard du héros. En principe, il naît avant moi. Du coup, quand je ne le trouve plus, je sais que le moment de renaître approche pour moi. Quand nous nous rencontrons, dans une nouvelle vie, il m’arrive très souvent de le haïr dès le premier regard. Mais nous finissons presque toujours par nous aimer et nous marier. Une histoire simple, mais dont nous avons tissé un bon millier de variations.
Ignorant Nynaeve comme si elle n’existait pas, Cain grogna :
— Les préceptes sont là pour une excellente raison, Birgitte. Quand on ne les respecte pas, il n’en sort jamais rien de bon.
Cain avait une voix rauque et dure. Pas du tout celle que les légendes lui prêtaient.
— Je suis peut-être incapable de rester les bras ballants pendant que le mal sévit, répondit l’archère blonde. À moins que j’aie une envie irrésistible de revivre… Il y a longtemps que nous ne nous sommes plus réincarnés, Gaidal. Les Ténèbres se lèvent de nouveau et nous devons les combattre. C’est pour ça que nous sommes liés à la Roue.
— Quand le Cor nous appellera, nous combattrons. Si la Roue nous tisse de nouvelles vies, nous combattrons ! En attendant, nous ne ferons rien. (Cain foudroya l’archère du regard.) As-tu oublié de quoi t’a menacée Moghedien lorsque tu t’es rangée du côté de Lews Therin ? Je l’ai vue, Birgitte… Elle saura que tu es ici.
L’héroïne se tourna vers Nynaeve :
— Je vous aiderai de mon mieux, mais ne vous attendez pas à des miracles. Tel’aran’rhiod est mon unique univers, et j’y ai moins de pouvoir que toi, Nynaeve.
L’ancienne Sage-Dame cilla. Alors qu’elle ne l’avait pas vu bouger, Cain était désormais à deux pas d’elle et il passait une pierre à aiguiser sur le fil d’une de ses épées. À ses yeux, Birgitte parlait à un fantôme, et la conversation ne l’intéressait pas.
— Que peux-tu me dire sur Moghedien, Birgitte ? Pour l’affronter, j’ai besoin d’informations.
Toujours appuyée à son arc, Birgitte plissa pensivement le front.
— L’affronter est difficile, pas seulement parce que c’est une Rejetée. Elle se cache et ne prend jamais de risques. Se déplaçant dans les ombres, elle est toujours là pour attaquer les points faibles d’un adversaire. Quand elle redoute de perdre, elle refuse le combat. Elle n’est pas du genre à lutter jusqu’à son dernier souffle, même si c’est sa seule chance de vaincre. Un si petit pourcentage de réussite n’est pas assez pour elle. Pour autant, ne la sous-estime surtout pas. C’est un serpent tapi dans des hautes herbes et qui attend le meilleur moment pour mordre. La compassion, elle ne connaît pas ! Alors, méfie-toi d’elle, et surtout ici. Lanfear aime prétendre que Tel’aran’rhiod est son royaume, mais Moghedien peut y faire bien plus de choses qu’elle. Dans le monde de la chair, cependant, Moghedien est moins puissante que Lanfear et elle ne prendrait pas le risque de la défier.
La peur et la colère – qui lui permettait de rester liée au Pouvoir – s’affrontant en elle, Nynaeve frissonna. Moghedien, Lanfear… Birgitte parlait des Rejetés comme elle aurait évoqué le temps qu’il faisait…
— Birgitte, de quoi Moghedien t’a-t-elle menacée ?
— Elle savait ce que j’étais, même si je l’ignorais… Comment ? Je n’ai jamais compris…
Jetant un coup d’œil à Cain, toujours occupé à aiguiser sa lame, l’héroïne baissa la voix :
— Elle m’a menacée de me faire pleurer tant que la Roue tournerait. Et elle semblait sûre d’évoquer un événement qui se produirait un jour ou l’autre.
— Pourtant, tu voudrais nous aider ?
— Oui, mais souviens-toi : il ne faut pas attendre un miracle de ma part. (Birgitte regarda de nouveau Cain.) Nous nous reverrons, Nynaeve… Si tu es assez prudente pour survivre.
Nynaeve secoua la tête. Encore la prudence ? Tout le monde lui conseillait la même chose. Pour l’instant, elle se trouvait avec une héroïne désireuse de l’aider mais impuissante. Et une Rejetée rôdait à Tanchico.
Au souvenir de ce que Moghedien lui avait fait, Nynaeve sentit sa colère monter et le Pouvoir se mit à battre en elle comme un cœur fier et indomptable. En un clin d’œil, elle se retrouva dans la salle d’exposition, espérant presque que la femme vêtue de brume se remontrerait. Mais il n’y avait personne, à part elle. Et le Pouvoir qui rugissait en elle presque aussi fort que sa fureur.
Moghedien et les sœurs noires risquaient de la repérer plus facilement si elle restait unie au saidar. Pourtant, elle ne s’en sépara pas, si enragée qu’elle aurait voulu avoir ses ennemies en face d’elle, histoire de les écrabouiller. Selon toute probabilité, Temaile devait être encore dans le Monde des Rêves. En retournant dans la chambre de la Panarch, Nynaeve pouvait lui régler son compte une bonne fois pour toutes. Oui, et prévenir toutes les autres sœurs noires… De l’idiotie pure et simple !
Qu’est-ce qui avait fait sourire Moghedien ? Avançant jusqu’à la vitrine, Nynaeve regarda à l’intérieur. Six figurines mal assorties étaient disposées en cercle sur une étagère. Par exemple, quel rapport pouvait-il y avoir entre une femme nue d’environ un pied de haut qui dansait en équilibre sur les orteils d’un seul pied et un berger beaucoup plus petit qui jouait de la cornemuse, son bâton sur l’épaule et un mouton à ses pieds ?
Nynaeve n’eut cependant pas la moindre hésitation sur ce qui avait attiré la Rejetée. Au centre du cercle de figurines, sur un présentoir en bois laqué, reposait un cercle grand comme la main d’un homme. Une ligne sinueuse le divisait, une moitié blanche comme la neige et l’autre plus noire que la nuit. Un artefact en cuendillar… Nynaeve en avait déjà vu un, et il n’en existait que sept dans le monde. Un des sceaux de la prison du Ténébreux. En d’autres termes, un focus pour l’un des « verrous » qui le retenaient dans le mont Shayol Ghul, le gardant éloigné du monde. Une découverte presque aussi importante que l’arme mystérieuse capable de nuire à Rand. Et un trésor qu’il était hors de question de laisser entre les mains des sœurs noires.
Soudain, Nynaeve s’aperçut que son image se reflétait dans la vitrine. Vêtue d’une robe de soie verte qui révélait toutes ses courbes, elle portait de nouveau de longues tresses piquées de perles. Et de grands yeux marron mettaient en valeur sa bouche en cœur un rien boudeuse. Bien entendu, sur le reflet, l’aura du saidar n’apparaissait pas. Alors qu’elle était déguisée au point de ne pas se reconnaître elle-même, elle transportait l’équivalent d’une pancarte où les mots « Aes Sedai » étaient écrits en lettres majuscules.