— Je sais être prudente…, marmonna-t-elle.
Pourtant, elle ne se sépara pas tout de suite du Pouvoir. Quand il coulait en elle, telle la vie pétillant jusque dans ses membres, elle éprouvait plus de plaisir que jamais dans sa vie – ou plus exactement, la somme de tous les moments de plaisir qu’elle avait connus. Au bout d’un moment, la conscience d’être ridicule entama assez sa colère pour qu’elle puisse se détacher de la Source Authentique. Ou au contraire pour qu’elle soit incapable de continuer à s’y accrocher.
Quelle que soit la raison du phénomène, il ne facilita pas ses recherches. Pourtant, l’objet de sa quête devait être quelque part dans cette grande salle. Cessant de contempler le squelette de ce qui semblait être un lézard de trente pieds de long pourvu de crocs, l’ancienne Sage-Dame approcha d’une série de vitrines. Le besoin… Une menace contre le Dragon Réincarné. Rand. Le besoin…
Un glissement !
Debout à l’intérieur de la zone interdite délimitée par une corde blanche, Nynaeve se retrouva devant un piédestal en pierre blanche dont le socle touchait presque sa robe. Au premier coup d’œil, les objets qui reposaient dessus ne semblaient guère dangereux. Un collier et deux bracelets articulés en métal noir… Mais elle ne pourrait jamais être plus près de ce qu’elle cherchait.
À moins d’être assise dessus…, songea-t-elle, amère.
Elle tendit la main pour toucher les bijoux…
Douleur ! Souffrance ! Torture !
… Et la retira en poussant un petit cri, un torrent d’émotions brutes déferlant encore dans sa tête. En cet instant, ses derniers doutes se dissipèrent. C’était bien ce que cherchait l’Ajah Noir. Et si ces bijoux se trouvaient sur un piédestal ici, dans Tel’aran’rhiod, ils y étaient également dans le monde réel. En d’autres termes, elles avaient battu les sœurs noires sur le fil.
Se retournant, Nynaeve estima la position de la vitrine qui contenait le sceau par rapport au piédestal de pierre blanche. Quand elle souriait, Moghedien avait les yeux braqués sur ce point précis de la salle. À travers la vitrine, elle regardait le collier et les deux bracelets. Donc, elle savait ! Mais…
Autour de Nynaeve, les contours de la salle se brouillèrent puis disparurent.
— Réveille-toi, Nynaeve…, marmonna Elayne en étouffant un bâillement. Ça doit faire une heure, et je meurs de sommeil… (Elle secoua de nouveau son amie.) Allons, réveille-toi, ou je verrais si tu aimes qu’on te plonge la tête dans un seau d’eau…
Nynaeve ouvrit les yeux et chercha le regard de son amie.
— Si elle sait ce que c’est, pourquoi ne le leur a-t-elle pas donné ? Et si elles savent qui elle est, pourquoi fait-elle ses recherches dans le Monde des Rêves ? Se cache-t-elle aussi ?
— Tu veux bien me dire de quoi tu parles ?
Nynaeve s’assit dans le lit, faisant osciller ses tresses, et tira sur sa combinaison de soie.
— Attends, je vais tout te raconter.
Elayne resta bouche bée tout au long du récit de Nynaeve sur son rendez-vous avec Egwene et ses prolongements inattendus. Chercher avec le besoin… Moghedien… Birgitte et Gaidal Cain… Les bracelets et le collier en métal noir. Asmodean dans le désert des Aiels. Un sceau de la prison du Ténébreux au palais de la Panarch…
Dépassée, Elayne se laissa glisser contre le flanc du matelas longtemps avant que Nynaeve évoque Temaile, la Panarch et son changement d’apparence qui l’avait conduite à se faire passer pour Rendra. Si l’ancienne Sage-Dame n’avait pas été si sérieuse, la Fille-Héritière aurait cru écouter une des fabuleuses histoires de Thom.
Assise en tailleur, les mains sur les genoux, Egeanin paraissait ne pas en croire ses oreilles. Sans piper mot, Elayne espéra que Nynaeve n’allait pas lui faire toute une histoire parce qu’elle avait libéré les poignets de la Seanchanienne.
Moghedien ! C’était ça, le plus terrifiant. Une Rejetée à Tanchico. Une Rejetée qui était venue à l’auberge, qui les avait placées sous sa volonté et forcées à tout lui dire. Elayne ne gardait aucun souvenir de cet épisode dont la seule évocation suffisait à lui donner la nausée.
Penser qu’elle a pu simplement entrer et nous manipuler comme des marionnettes…
— Je ne sais pas si Moghedien cherche à passer inaperçue aux yeux de Liandrin et de ses complices. Mais ça correspond à ce que Birgitte t’a dit sur elle.
Birgitte ! Par la Lumière ! Birgitte nous donnant son avis…
— Quoi que mijote Moghedien, dit Nynaeve, j’ai l’intention de ne pas la laisser faire. (Elle se laissa retomber contre la tête de lit sculptée de fleurs.) De toute façon, nous devons récupérer le sceau et les trois bijoux noirs.
— Un collier et deux bracelets dangereux pour Rand ? Désolée, mais ça ne me convainc pas. Tu crois que ce sont des ter’angreal ? Pour commencer, à quoi ressemblent-ils ?
— À un collier et deux bracelets… Deux bracelets en métal noir et un collier articulé… un collier…
Nynaeve regarda Egeanin, vers laquelle Elayne avait déjà tourné la tête.
Très calme, la Seanchanienne s’assit sur les talons.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un a’dam conçu pour un homme. Ni d’un a’dam noir, d’ailleurs. Personne n’essaie de contrôler un homme capable de canaliser.
— Pourtant, c’est la fonction de ces bijoux…, soupira Elayne.
Et j’espérais tant qu’une telle chose n’existait pas !
Au moins, Nynaeve avait trouvé l’arme mystérieuse avant leurs ennemies. Avec un peu de chance, elles n’auraient pas l’occasion de l’utiliser sur Rand.
Nynaeve écarquilla les yeux en voyant qu’Egeanin avait les mains libres, mais elle ne dit rien.
— Moghedien doit être la seule à savoir… Sinon, ça n’aurait aucun sens. Si nous trouvons un moyen d’entrer au palais, nous pourrons subtiliser le sceau et le… qu’importe son nom ! Et si nous libérons Amathera, Liandrin et ses complices risquent d’avoir de gros ennuis avec la Légion, la garde municipale et peut-être même les Capes Blanches. Un peu trop d’ennemis pour qu’elles s’en tirent sans perdre de plumes, même avec le Pouvoir… Mais comment entrer au palais ?
— J’ai eu quelques idées, dit Elayne. Bien sûr, je crains que nos trois gardes du corps émettent des objections.
— Je me chargerai d’eux ! siffla Nynaeve. Ce sont…
Il y eut du bruit dans le couloir, puis un cri d’homme retentit. Thom montait la garde là-dehors… Et ce silence déjà revenu…
Elayne bondit vers la porte, l’aura du saidar l’enveloppant déjà. Nynaeve la suivit et Egeanin aussi.
Thom était en train de se relever, une main plaquée sur la tête. Juilin et Domon, bâton et gourdin au poing, étaient penchés sur un type aux cheveux clairs gisant face contre terre.
Elayne voulut aider le trouvère – qui lui sourit, mais déclina toute offre d’assistance.
— Je vais très bien, mon enfant…
Très bien ? Avec une bosse qui poussait à vue d’œil sur sa tête ?
— Ce type descendait le couloir, et soudain, il m’a flanqué un coup sur le crâne. Pour me piquer ma bourse, je suppose.
Le train-train quotidien, quoi ! Un coup sur la tête, mais il n’y avait aucun problème…
— Et il aurait réussi, dit Juilin, si je n’étais pas venu relever Thom, au cas où il aurait été fatigué.
— Si je ne t’avais pas dit d’aller le voir…, marmonna Domon.
Pour une fois, l’antagonisme des deux hommes semblait moins… explosif.
Elayne ne tarda pas à comprendre pourquoi. Nynaeve et Egeanin étaient toutes les deux sorties en combinaison. Juilin les couvait d’un regard approbateur qui aurait créé un incident si Rendra avait été présente. Au moins, il s’efforçait de n’être pas trop… lourd. En revanche, Domon ne cachait pas qu’Egeanin était à son goût, et il la reluquait d’une manière vraiment choquante.