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Les deux autres femmes comprirent elles aussi très vite ce qui se passait, mais leurs réactions furent très différentes. Nynaeve foudroya le pisteur de voleurs du regard, puis elle rentra dans la chambre, se cacha contre le mur et ne laissa plus émerger dans le couloir que le bout de son nez quelque peu empourpré. Alors que sa combinaison était bien moins révélatrice que celle de l’ancienne Sage-Dame, la courageuse Egeanin, une prisonnière imperturbable qui savait se battre presque aussi bien qu’un Champion, poussa un cri d’horreur et plongea littéralement vers la sécurité – et l’intimité – de la chambre.

Des portes s’ouvrirent dans le couloir et des têtes en jaillirent – juste le temps de voir un homme inconscient sur le sol. Avec un bel ensemble, tous les battants se refermèrent et des bruits caractéristiques, quelques instants plus tard, indiquèrent que les clients se barricadaient en tirant leur lit ou une armoire devant leur porte.

Egeanin finit par montrer elle aussi le bout de son nez, du côté opposé de l’encadrement de porte, soit en face de Nynaeve. Elayne eut quelque peine à comprendre ce qui se passait. La Seanchanienne était en sous-vêtements, certes, mais ils la couvraient tout autant qu’une robe normale. Cela dit, Juilin et Domon n’avaient aucun droit de se rincer l’œil, et la Fille-Héritière leur coula un regard qui aurait dû les remettre à leur place.

Malheureusement, trop occupé à glousser bêtement en se tapotant la lèvre supérieure, le capitaine ne s’en aperçut pas. Juilin, lui, soupira comme les hommes aimaient à le faire quand ils se considéraient comme injustement brimés. Histoire de se donner une contenance, il se pencha pour retourner le type blond sur le dos.

Un jeune homme mince et plutôt agréable à regarder.

— Je le connais ! s’écria Juilin. C’est le ruffian qui a tenté de me détrousser. Enfin, c’est ce que j’ai cru. Mais je me méfie des coïncidences… Comme si on me disait que le Dragon Réincarné est en ville !

Elayne et Nynaeve échangèrent un regard perplexe. L’inconnu ne pouvait pas être au service de Liandrin. L’Ajah Noir n’aurait pas engagé un homme pour fouiner dans les couloirs. Et pas davantage des bandits des rues pour attaquer des Aes Sedai.

Elayne interrogea Egeanin du regard. Nynaeve aussi, mais avec plus d’insistance.

— C’est un Seanchanien, souffla la prisonnière.

— Venu te libérer ? demanda sans aménité l’ancienne Sage-Dame.

— Je suis sûre qu’il me cherchait, mais pas pour me secourir… S’il sait, voire s’il soupçonne que j’ai laissé partir Bethamin, il doit avoir eu l’intention de me… parler.

Et sûrement pas gentiment du tout, supposa Elayne. À raison, comme la suite le lui prouva :

— Le mieux serait de lui couper la gorge, continua Egeanin. S’il pense que vous êtes mes amies, ou s’il découvre que vous êtes des Aes Sedai, il risque de vous faire des ennuis.

Domon ne cacha pas son indignation et Juilin en resta bouche bée. Thom eut en revanche un hochement de tête approbateur des plus perturbants.

— Nous ne sommes pas ici pour égorger des Seanchaniens, dit Nynaeve, même si elle ne semblait pas exclure que ce point précis puisse changer. Bayle, Juilin, transportez-le dans la ruelle, derrière l’auberge. En se réveillant, il pourra s’estimer heureux s’il lui reste ses chaussettes. Thom, va voir Rendra et dis-lui qu’il nous faut une infusion bien forte dans la Chambre des Floraisons Fanées. Demande-lui si elle a de l’écorce de saule ou de l’acem, pour ta tête. (Les trois hommes écarquillèrent les yeux.) Allez, exécution ! Nous avons des plans à mettre au point.

Nynaeve laissa à peine le temps à Elayne d’entrer avant de refermer la porte. Puis elle commença à s’habiller et Egeanin se précipita vers sa robe comme si les trois hommes la regardaient toujours.

— Le mieux, c’est de les ignorer, Egeanin, dit Elayne.

Conseiller une femme plus âgée que Nynaeve paraissait bizarre, mais à l’évidence, la Seanchanienne, pourtant très compétente dans bien des matières, ne connaissait rien aux hommes.

— Sinon, ça les encourage… Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Cela dit, tu étais très décente.

La tête d’Egeanin émergea du col de sa robe.

— Décente ? Je ne suis pas une fille de salle, ni une danseuse de shea.

Dubitative, la Seanchanienne ajouta :

— Il est plutôt pas mal, cependant… Je n’avais jamais pensé à lui sous cet angle, mais…

Se demandant ce que pouvait bien être une danseuse de shea, Elayne alla aider Egeanin à boutonner sa robe.

— Si tu te laisses conter fleurette par Juilin, Rendra aura un mot ou deux à te dire.

— Juilin ? Le pisteur de voleurs ? Non, je parlais de Bayle Domon. Un bien bel homme. Mais un contrebandier, hélas. Un hors-la-loi.

Les goûts et les couleurs, Elayne le savait, ne se discutaient pas. Nynaeve était bien folle de Lan, pourtant aussi expressif qu’un rocher et plus intimidant qu’une montagne. Mais Bayle Domon ? Presque aussi large que haut, les traits aussi fins que ceux d’un Ogier…

— Tu jacasses comme Rendra, Elayne ! grogna Nynaeve. (Les mains dans le dos, elle luttait pour boutonner sa robe.) Si tu as fini de déblatérer sur les hommes, pourrais-tu nous épargner la nouvelle couturière absolument divine que tu viens de découvrir ? Nous avons du pain sur la planche. Si nous attendons le retour des hommes, ils vont vouloir prendre les choses en main, et je ne suis pas d’humeur à perdre du temps avec eux. Tu as terminé avec la Seanchanienne ? Je ne cracherais pas sur un peu d’aide.

Le dernier bouton d’Egeanin fermé, Elayne approcha de Nynaeve avec une froide détermination. Non, elle ne jacassait pas sur les hommes et les habits. En tout cas, bien moins que Rendra !

Écartant ses tresses, Nynaeve jeta un regard noir à son amie avant qu’elle entreprenne, sans trop de douceur, de lui boutonner sa robe.

Bien entendu, la triple rangée de boutons de nacre, dans le creux du dos, n’était pas un ornement, mais une austère nécessité ! Maîtresse al’Meara se laissait conseiller sur les corsages à la mode par Rendra, et après, maîtresse al’Meara accusait les autres de ne penser qu’aux chiffons. Parce que maîtresse al’Meara, nul n’en doutait, avait des préoccupations bien plus nobles.

— J’ai réfléchi, Nynaeve, et je crois avoir trouvé un moyen d’entrer au palais. Nous serons presque invisibles…

En écoutant Elayne, Nynaeve s’adoucit un peu. Elle aussi avait imaginé un plan… Quand Egeanin osa quelques suggestions, l’ancienne Sage-Dame fit la moue, mais elle ne s’autorisa pas assez de mauvaise foi pour refuser des conseils raisonnables.

Quand elles furent enfin prêtes à gagner la Chambre des Floraisons Fanées, Elayne et Nynaeve tenaient leur plan, et il n’était pas question que les hommes y changent une virgule. Moghedien, l’Ajah Noir ou quiconque tirait les ficelles au palais de la Panarch n’auraient qu’à bien se tenir, car les choses n’allaient pas tarder à changer.

53

Le prix d’un départ

À cause d’une pénurie de suif et d’huile, seules trois bougies et deux lampes éclairaient la salle commune de l’Auberge de la Cascade à Vin. Les lances et les autres armes ne s’alignaient plus le long des murs, et le tonneau à épées était vide. Posées sur des tables poussées devant la cheminée, les lampes fournissaient juste assez de lumière pour que Marin al’Vere, Daise Congar et d’autres membres du Cercle des Femmes puissent lire à voix haute et pointer diverses listes de vivres et d’équipements.