Avec sa cape-caméléon, Tomas disparaissait parfois de la vue. Bain et Chiad accompagnaient le Champion. Bizarrement, depuis le départ de Loial et de Gaul, elles avaient passé toutes les nuits à Champ d’Emond.
— Je ne t’aurais pas dérangé, dit le Champion, mais nous ne voyons rien, et avec tes yeux…
Perrin acquiesça. Tout le monde savait qu’il avait une acuité visuelle hors du commun, en particulier dans le noir. Les gens de Deux-Rivières semblaient penser que ça faisait de lui un imbécile de fichu héros. Les Aes Sedai et les Champions, eux… Eh bien, il ignorait ce qu’ils en pensaient, et il s’en fichait. Sept jours et combien d’attaques ? Une telle fatigue pouvait-elle vraiment exister ?
La lisière du bois était à cinq cents pas de là. Même pour ses yeux, il n’y avait pas grand-chose à voir. Encore que… Un mouvement ! Une silhouette assez grande pour être celle d’un Trolloc. Un géant qui portait…
Le « fardeau » leva un bras. C’était un humain. Un géant qui portait un humain.
— Nous n’allons pas tirer ! cria Perrin, si content qu’il éclata de rire. Allons, approche, Loial !
La silhouette émergea du bois et courut vers le village. C’était bien Loial, et il portait Gaul.
Des hommes de Deux-Rivières lui crièrent des encouragements comme s’il disputait une course.
— Plus vite, Ogier ! Plus vite !
Quand il aborda la barrière de pieux, Loial dut ralentir, car il ne lui fut pas facile du tout de zigzaguer entre les obstacles. Une fois la traversée terminée, il posa l’Aiel à terre et se laissa tomber à côté de lui, le souffle court et les oreilles en berne. Se relevant, Gaul boitilla sur une jambe puis se rassit. Bain et Chiad se précipitèrent et s’affairèrent sur sa cuisse gauche, écartant sa jambe de pantalon déchirée et poisseuse de sang. Son carquois vide, le guerrier n’avait plus que deux lances. Et Loial avait perdu sa hache.
— Mon vieil imbécile d’Ogier ! s’écria joyeusement Perrin. M’avoir faussé compagnie comme ça ! Je devrais autoriser Daise Congar à te donner la badine. Mais tu es vivant, et c’est déjà ça. Vivant et de retour !
À Champ d’Emond, qui n’est pas l’endroit le plus sûr du monde…
— Nous avons réussi, Perrin ! haleta Loial. Il y a quatre jours, nous avons fermé le Portail. Il faudra les Anciens ou une Aes Sedai pour le rouvrir.
— Il m’a porté sur presque tout le chemin du retour, annonça Gaul. Cinq Trollocs et un Blafard nous ont poursuivis, les trois premiers jours, mais il les a semés.
Sans grand succès, le guerrier tenta d’écarter les Promises de sa jambe.
— Tiens-toi tranquille, Shaarad, grogna Chiad, ou je dirai que je t’ai touché en étant armée, ce qui t’autorisera à choisir la façon de défendre ta vertu et ton honneur…
Faile eut un rire de gorge. Perrin ne comprit pas un traître mot à la remarque, mais il nota que l’Aiel en était tout déconfit – au point de se laisser soigner par les Promises.
— Tu es blessé, Loial ? s’inquiéta Perrin.
Se relevant péniblement, l’Ogier oscilla quelques instants comme un arbre qui va tomber, puis il se stabilisa, mais ses oreilles restèrent en berne.
— Non, pas blessé, mon ami… Fatigué, c’est tout… Ne t’en fais pas pour moi. C’est comme ça, quand on reste trop longtemps loin de son Sanctuaire. Un séjour dans un autre ne suffit pas… (Secouant la tête comme s’il avait conscience de s’égarer, Loial posa une main sur l’épaule de Perrin.) Après une bonne nuit de sommeil, il n’y paraîtra plus… (Il baissa la voix – pour un Ogier, un murmure équivalait au ton normal d’un être humain.) Nous ne rapportons pas de bonnes nouvelles, Perrin. Nous avons fermé le Portail, certes, mais il doit y avoir plusieurs milliers de Trollocs sur le territoire. Et une cinquantaine de Myrddraals.
— Pas du tout ! s’écria Luc, qui venait d’arriver au galop de la route du Nord, son étalon noir se cabrant spectaculairement lorsqu’il le força à s’arrêter. Tu es sans doute très doué pour chanter devant les arbres, Ogier, mais combattre les Trollocs demande d’autres compétences. J’estime qu’il reste moins de mille monstres. Une force considérable, bien sûr, mais rien que des défenses solides et des hommes courageux ne sauraient repousser. Un autre trophée pour toi, seigneur Perrin Yeux Jaunes !
En riant, Luc lança un gros sac de toile au jeune homme. Un sac au fond poisseux de sang…
Perrin attrapa le « trophée » au vol et, malgré son poids, le lança très au-delà de la barrière de pieux. Le seigneur lui apportait des « présents » toutes les nuits, comme s’il s’attendait toujours à les voir exposés. Une bande de Coplin et de Congar, il fallait l’avouer, avait donné un festin pour lui le soir où il avait déboulé avec deux têtes de Blafard.
— Suis-je aussi un ignare en matière de combat ? demanda Gaul en se relevant. Il y en a des milliers, et c’est moi qui le dis !
Luc eut un sourire méprisant.
— Combien de jours as-tu passés dans la Flétrissure, Aiel ? Moi, je les compte par dizaines…
Un sourire, ou un rictus ?
— Yeux Jaunes, crois qui tu veux… Les jours infinis apporteront ce qu’ils apporteront, ainsi qu’ils le font depuis toujours.
Faisant tourner bride à sa monture – en la forçant à se cabrer, bien entendu –, Luc se lança au galop le long des maisons et des arbres qui se trouvaient naguère face à l’orée du bois de l’Ouest. Les hommes de Deux-Rivières, gênés, le regardèrent s’éloigner ou firent mine de sonder le périmètre.
— Il se trompe, dit Loial. Gaul et moi, nous savons ce que nous avons vu.
Le teint grisâtre, l’Ogier paraissait avoir du mal à tenir debout. Rien de bien surprenant, après avoir porté Gaul trois jours durant.
— Tu as fait du très bon travail, Loial, dit Perrin, et toi aussi, Gaul. Un grand succès ! J’ai peur que l’auberge ait été prise d’assaut, mais maîtresse al’Vere te trouvera sûrement une paillasse. Il est temps que tu rattrapes ton sommeil en retard.
— Et il n’est pas le seul dans ce cas, Perrin Aybara ! déclara Faile, des nuages passant devant la lune faisant jouer sur son visage des ombres énigmatiques.
Elle était si belle… Mais son ton n’incitait hélas pas au romantisme.
— Si tu ne me suis pas, je demanderai à Loial de te porter, et contre lui, tu ne feras pas le poids.
Gaul ayant du mal à marcher, même lentement, Bain vint le soutenir d’un côté. Bien entendu, il tenta d’empêcher Chiad de se charger de l’autre côté, mais la Promise murmura un mot – quelque chose comme gai’shain – qui fit éclater sa collègue de rire et qui força le guerrier à une capitulation sans conditions, même s’il marmonna d’abondance dans sa barbe.
Quel que soit le filet qu’avaient tendu les Promises, le pauvre Gaul semblait bien être empêtré dedans.
— En route, mon gars ! lança Tomas en tapant sur l’épaule de Perrin. Tout le monde a besoin de dormir.
Une drôle de déclaration pour un homme qui semblait décidé à ne pas fermer l’œil avant trois jours.
Perrin capitula lui aussi.
Il se laissa donc guider vers l’auberge par Faile, Loial et les Aiels dans leur sillage – sans oublier Aram, Dannil et les dix Compagnons omniprésents.
Incapable de dire quand les autres le quittèrent, le jeune homme se retrouva néanmoins seul dans sa chambre en compagnie de Faile.
— Beaucoup de familles ont moins de place que moi…, maugréa-t-il.
Une bougie brûlait sur le manteau de la cheminée. Bien des hôtes devaient s’en passer, mais Marin en allumait une dans cette chambre dès que la nuit tombait.
— Je peux dormir dehors avec Dannil, Ban et les autres.
— Ne sois pas stupide ! Si Alanna et Verin ont chacune une chambre, tu dois être traité comme elles.
Perrin s’avisa que la jeune femme lui avait retiré sa veste et qu’elle s’attaquait aux lacets de sa chemise.