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— Je ne suis pas trop fatigué pour me déshabiller seul…, protesta-t-il.

Sur ces mots, il poussa gentiment la jeune femme dehors.

— Tu enlèveras tout, c’est compris ? Contrairement à ce que tu penses, on ne peut pas bien dormir tout habillé.

— Tout, c’est juré…

Quand il eut refermé la porte, Perrin retira ses bottes, souffla la bougie et se coucha. Marin n’aurait pas aimé qu’il remplisse de boue sa literie…

Des milliers de Trollocs, selon Loial et Gaul. Mais combien en avaient-ils vraiment vus, alors qu’ils se cachaient dans les montagnes, tentant de rallier le village ? D’après Luc, il restait moins de mille monstres. Malgré ses fichus trophées, ou à cause d’eux, Perrin ne pouvait pas faire confiance à ce paltoquet.

Les Fils de la Lumière affirmaient que l’ennemi s’était dispersé. Mais avaient-ils vraiment pu l’espionner, avec leur armure brillante et leur cape blanche qui les annonçaient une lieue à la ronde ?

Perrin avait un moyen de vérifier par lui-même. Depuis assez longtemps, il avait évité le rêve du loup. Dès qu’il envisageait d’y retourner, le désir de traquer Tueur se réveillait, et son devoir l’obligeait à rester à Champ d’Emond. Mais pour une si bonne cause…

Quand le sommeil s’empara de lui, le jeune homme hésitait toujours.

Sous un ciel où dérivaient quelques nuages, alors que le soleil descendait déjà vers l’ouest, Perrin était sur la place Verte déserte. Pas l’ombre d’une vache ou d’un mouton autour du mât où l’étendard à la tête de loup se laissait paresseusement caresser par la brise. Alors qu’une grosse mouche volait à côté de sa tête en bourdonnant, le jeune homme constata qu’il n’y avait pas âme qui vive non plus dans les rues ni aux fenêtres des maisons au toit de chaume.

Sur la place, de petits tas de bois sec sur un lit de cendres marquaient l’emplacement des feux de camp des Capes Blanches. Dans le rêve du loup, Perrin avait rarement vu quelque chose en train de brûler. En général, on y apercevait des feux qui allaient prendre ou le résultat carbonisé d’un incendie.

Quand il leva les yeux pour voir si des corbeaux tournaient au-dessus du village – là encore, pas l’ombre d’un oiseau – un carré de ciel devint une fenêtre ouverte sur un autre lieu. Le regard brouillé par la peur, Egwene se tenait au milieu d’une foule de femmes qui s’agenouillaient les unes après les autres. Nynaeve était du nombre et le jeune homme crut reconnaître Elayne à sa chevelure d’un blond tirant sur le roux. Puis cette fenêtre s’effaça, cédant la place à une autre. Nu comme un ver et saucissonné de la tête aux pieds, Mat montrait haineusement les dents. Une étrange lance à la hampe noire était glissée en travers de son dos, sous ses coudes, et un médaillon d’argent – une tête de renard – pendait sur sa poitrine.

Le plus grand flambeur de Champ d’Emond disparut et Rand se matérialisa à sa place. Enfin, quelqu’un qui lui ressemblait. Vêtu de haillons, une cape mitée sur les épaules, il avait un bandage sur les yeux.

Cette vision se dissipa, et le ciel redevint normal.

Perrin frissonna. Les visions qu’il avait dans le rêve du loup semblaient n’avoir aucun rapport avec la réalité. Peut-être parce que en ces lieux, où tout pouvait changer si facilement, l’inquiétude qu’il éprouvait pour ses amis réussissait en quelque sorte à prendre corps. Mais quelle que soit l’explication, s’appesantir sur ces images était une perte de temps.

Perrin ne fut pas étonné de constater qu’un gilet de forgeron protégeait sa poitrine nue. Portant une main à sa ceinture, il y trouva son marteau, et pas sa hache. Troublé, il se concentra sur l’arme au tranchant en demi-lune surmonté d’une pique. C’était l’arme dont il avait besoin. Celle du guerrier qu’il était devenu. Le marteau se transforma lentement, comme à contrecœur, et quand la hache l’eut enfin remplacé, le métal continua à briller comme celui de la tête du marteau. Pourquoi cette résistance acharnée ? Perrin savait très exactement ce qu’il voulait.

Un carquois plein apparut à côté de sa hache, un arc se matérialisa dans sa main et un bracelet d’archer enserra soudain son poignet gauche.

Trois pas suffirent au jeune homme pour gagner l’endroit où se dressait un camp trolloc, à environ une lieue du village. Alors que les contours du monde s’étaient brouillés durant ce trajet, l’ultime enjambée conduisit Perrin dans un champ d’orge saccagé où il découvrit une bonne dizaine de grands tas de bois – là encore sur un lit de cendres – composés de troncs d’arbre, de pieds de fauteuil et de table et même d’une porte de grange. À côté, de grands chaudrons noirs attendaient d’être accrochés au-dessus de ces feux de cuisson. Des chaudrons vides, bien sûr, même si Perrin savait très bien ce qui finirait par y mijoter – les morceaux les plus tendres étant destinés aux grandes broches suspendues sur des trépieds au-dessus de certains feux. Combien de Trollocs ces cuisines de campagne étaient-elles en mesure de nourrir ? Ici, les tentes étaient inconnues et les couvertures puantes éparpillées sur le sol n’étaient pas un indicateur fiable. La plupart des Trollocs dormaient à même le sol, sans rien pour les couvrir, et certains se creusaient même une tanière pour la nuit.

Optant pour de plus petites enjambées – environ cent pas chacune –, Perrin fit le tour de Champ d’Emond. À cette vitesse, le décor était simplement un peu flou, ce qui lui permit d’inspecter rapidement les fermes, les pâturages et les champs de céréales ou de tabac.

Des feux de cuisson partout ! Voilà ce qu’il découvrit. Des centaines, au minimum. Peut-être plus d’un millier. Donc, il y avait bien plusieurs milliers de Trollocs sur le territoire. Moins de dix mille ? Plus ? S’ils attaquaient tous en même temps, ça ferait bien peu de différence pour les défenseurs.

Plus loin au sud, les traces des monstres disparaissaient. Il restait quelques fermes intactes, mais vraiment pas beaucoup, et la majorité des champs avait été incendiée, piétinée ou dévastée à grands coups d’épée. Sans raison particulière, puisque les fermiers étaient partis depuis longtemps, sinon la jubilation mauvaise de la destruction.

Durant sa patrouille, Perrin traversa un champ de cendres où il repéra des cercles de roue en fer encore intacts. Tout ce qui restait de la caravane des Zingari. Plus encore que les fermes, cette vision lui serra le cœur. Le Paradigme de la Feuille aurait dû avoir une chance d’être respecté. Il en aurait une un jour, c’était certain, mais pas à Deux-Rivières. Trop remué par ce spectacle, Perrin bondit de près d’un quart de lieue vers le sud.

De bond en bond, il arriva à Promenade de Deven. Comme à Champ d’Emond, des maisons au toit de chaume entouraient un vaste terrain communal et un grand abreuvoir alimenté par une source protégée par une margelle de pierre munie de fentes que le passage du temps et l’usure avaient élargies.

Ici, la seule et unique auberge avait un toit de chaume. Baptisée L’Oie et la Pipe, elle était cependant plus grande que l’Auberge de la Cascade à Vin. Un détail curieux, puisque Promenade de Deven, un village plus petit que Champ d’Emond, recevait encore moins de visiteurs.

Les charrettes et les chariots rangés devant toutes les maisons témoignaient d’un afflux massif de réfugiés. D’autres véhicules bloquaient toutes les rues et les espaces entre les demeures. Des défenses qui se seraient révélées insuffisantes contre une seule des innombrables attaques subies par Champ d’Emond en sept jours.

Perrin fit trois fois le tour du village et repéra six camps de Trollocs. Largement ce qu’il fallait pour dissuader les gens de sortir du périmètre plus ou moins sécurisé. La stratégie était claire : immobiliser ces villageois-là jusqu’à ce que Champ d’Emond soit tombé. Puis, selon le bon vouloir des Blafards, lancer une attaque massive sur ce deuxième objectif. Inquiet, Perrin se demanda s’il était possible de prévenir les habitants et les réfugiés. S’ils filaient vers le sud, ils parviendraient peut-être à traverser la rivière Blanche. Plutôt qu’attendre passivement la mort, il valait encore mieux s’enfoncer dans la forêt des Ombres, quitte à s’y égarer.