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Le temps passant différemment dans le rêve du loup, le soleil n’avait pas bougé d’un iota dans le ciel. Courant le plus vite possible, Perrin repassa devant Champ d’Emond sans même le voir, puis il atteignit Colline de la Garde. Comme à Promenade de Deven, les chariots et les charrettes abondaient, et les villageois s’en étaient également servis pour ériger des défenses. Ici, au sommet de la butte, un étendard flottait au vent en haut d’un mât, devant l’auberge du Sanglier Blanc. Un aigle rouge flottant sur un champ de ciel bleu. L’ancien emblème de Manetheren. Durant leur séjour au village, Alanna et Verin avaient-elles raconté de très anciennes histoires ?

Là aussi, Perrin trouva le nombre de camps ennemis suffisant pour assiéger et immobiliser les villageois. Mais ici, il y avait une voie d’évasion bien plus facile que la traversée de la rivière Blanche, toujours redoutable avec ses impitoyables rapides.

Continuant vers le nord, Perrin atteignit Bac-sur-Taren, sur les berges de la Tarendrelle – la rivière Taren, ainsi qu’il avait appris à la nommer durant son enfance. Ici, les hautes et étroites maisons étaient surélevées afin de ne pas être endommagées par les crues régulières de la rivière, au moment de la fonte des neiges dans les montagnes de la Brume. Désormais, plus de la moitié des fondations de pierre supportaient des tas de cendres et des poutres carbonisées. Ici, pas de chariots ni de défenses. Perrin ne trouvant pas un seul camp de Trollocs, il supposa qu’il n’y avait pas d’humains survivants non plus.

Au bord de l’eau, près d’un embarcadère, une grosse corde attachée à un solide poteau traversait la rivière aux flots tumultueux pour aller s’arrimer à un autre poteau, sur la berge d’en face. Le système de halage du bac… Quant au bac lui-même, il était toujours là, parfaitement intact.

D’un bond, Perrin traversa la rivière. Sur cette berge, il trouva des ornières de chariots et un véritable cimetière d’objets quotidiens. Des sièges, des miroirs, des coffres, quelques tables et même une armoire polie avec des oiseaux sculptés sur les portes. Des « trésors » que les villageois paniqués avaient tenté d’emporter, puis qu’ils avaient abandonnés pour avancer plus vite. Ces fugitifs feraient savoir partout ce qui arrivait à Deux-Rivières. Certains devaient déjà avoir atteint Baerlon, à une cinquantaine de lieues de là, et ils avaient sûrement alerté tous les fermiers qui résidaient entre la rivière et la ville. Encore un mois, et les mauvaises nouvelles arriveraient à Caemlyn – où vivait la reine Morgase, une femme capable de lever une armée et de mobiliser sa Garde Royale. Un mois… et autant pour venir ici, à partir du moment où Morgase se serait décidée. Trop tard pour Champ d’Emond. Et probablement pour tout le territoire de Deux-Rivières !

Malgré tout, il semblait absurde que les Trollocs aient permis à des gens de s’enfuir. Enfin, les Myrddraals, plutôt, parce que les Trollocs, eux, ne voyaient pas plus loin que le bout de leur groin ou de leur bec. Mais pourquoi les Blafards n’avaient-ils pas ordonné qu’on détruise le bac ? Comment pouvaient-ils être sûrs qu’il n’y avait pas assez de soldats, à Baerlon, pour lancer une contre-attaque ?

Perrin se pencha pour ramasser une poupée au visage de bois peint. Une excellente idée, puisqu’une flèche siffla juste au-dessus de sa tête.

Bondissant de la berge dans le bois attenant, il se cacha derrière un grand chêne. Autour de lui, des buissons, des entrelacs de lianes et des arbres souvent malmenés par les crues composaient un épais rideau de végétation.

Tueur ! Tueur !

S’avisant qu’une flèche était encochée dans son arc, Perrin se demanda s’il l’avait sortie de son carquois ou invoquée mentalement.

Tueur !

Alors qu’il allait bondir de nouveau, Perrin se ravisa. Tueur devait savoir en gros où il était. N’avait-il pas lui-même très facilement suivi des yeux la silhouette floue de son agresseur ? Quand on se tenait tranquille, c’était assez facile. En deux occasions, il avait joué le rôle actif et failli perdre. Eh bien, au tour de Tueur, ce coup-ci. Et à lui d’attendre sa proie.

Des corbeaux volaient en rasant la cime des arbres, à la recherche de Perrin. Mais il ne fit pas un geste susceptible de le trahir. Pas un mouvement. À part celui de ses yeux, qui scrutaient la forêt. Quand une odeur froide et pourtant humaine – tout en ne l’étant pas – arriva à ses narines, le jeune homme sourit. Tendant l’oreille, il n’entendit cependant aucun bruit, à part celui des ailes des corbeaux. Et leurs cris de plus en plus nerveux. Tueur était un sacré bon éclaireur ! Mais il n’avait pas l’habitude d’être le gibier au jeu de la vie et de la mort. À part l’odeur, quel autre détail allait-il oublier ? À coup sûr, il n’imaginerait pas que Perrin était resté là où l’avait amené son premier bond. Devant un chasseur, tous les animaux s’enfuyaient. Même les loups, quand c’était à eux qu’on donnait la chasse.

Un mouvement, à quelque cinquante pas de là ! Un instant, un visage apparut au-dessus d’un pin abattu par les flots. Les rayons du soleil, perçant de-ci de-là la frondaison, illuminèrent parfaitement les cheveux noirs et les yeux bleus d’un homme au visage de pierre – rien que des plats et des angles, pas de courbes – qui ressemblait tellement à Lan. Sauf que Tueur, en l’espace d’une ou deux secondes, se passa deux fois la langue sur les lèvres. Sous son front plissé, ses yeux sondaient les alentours avec un rien de nervosité. Même seul contre mille Trollocs, Lan n’aurait jamais trahi ainsi son inquiétude.

Le visage disparut en un éclair. Au-dessus des arbres, les corbeaux s’affolaient comme si l’angoisse de Tueur était contagieuse. Prudents, les oiseaux hésitaient à s’aventurer sous la ligne des arbres…

Perrin attendit, parfaitement immobile. Car l’odeur lui indiquait qu’il n’était pas seul avec les corbeaux qui tournaient au-dessus de sa tête.

Tueur se montra de nouveau. Tapi derrière un chêne, il voulut voir ce qu’il y avait devant lui et ne réussit pas à être assez rapide. Trente pas. Les chênes tuant impitoyablement tous leurs concurrents végétaux, il n’y avait que quelques plaques de mousse au pied du grand arbre. Faute de buissons ou d’arbustes pour le dissimuler, Tueur se montra au grand jour pour la première fois.

Perrin lâcha immédiatement sa flèche. Mais un corbeau cria pour prévenir son maître, et Tueur s’écarta assez pour que le projectile se fiche dans sa poitrine, mais sans lui traverser le cœur. Hurlant de douleur, il saisit la hampe de la flèche à deux mains. Les corbeaux battant frénétiquement des ailes, des plumes noires tombèrent en pluie sur la scène. Puis les contours de Tueur se brouillèrent, son cri mourut et il se volatilisa. Les corbeaux disparurent aussi, leurs croassements semblant comme suspendus dans l’air.

La flèche tomba sur le sol.

Perrin relâcha doucement la corde de son arc, où était encochée une autre flèche, et exhala un long soupir. C’était ainsi qu’on mourait dans le rêve du loup ? On disparaissait, et c’était à jamais fini ?

— En tout cas, pour lui, c’est bel et bien terminé…

Certes, mais il n’était pas venu pour ça… Au moins, les loups n’auraient plus rien à craindre. Et ils n’étaient peut-être pas les seuls à lui devoir une fière chandelle.

Perrin s’arracha au songe…

… Et se réveilla en sursaut. Les yeux rivés sur le plafond, visible à la chiche lueur des rayons de lune qui filtraient des rideaux, il sentit que sa chemise était imbibée de sueur. Dehors, des violons jouaient un air guilleret. Les Zingari… Ils ne se battraient pas, certes, mais ils avaient trouvé un moyen d’aider : soutenir le moral des combattants !