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— À mon avis, dit Elayne, il n’y aura pas de gardes devant sa porte…

Les émeutes venaient d’éclater. Attirés aux alentours du palais par les rumeurs de Thom et de Juilin, puis judicieusement « chauffés » par les marins de Domon, les citadins avaient fini par exploser. Si elle n’aimait pas beaucoup cette idée, Elayne reconnaissait que l’absence de la plupart des gardes – voire de la totalité – leur faciliterait singulièrement le travail. Sans le savoir, les émeutiers allaient se battre pour arracher leur ville des griffes de l’Ajah Noir et pour épargner au monde le règne impitoyable des Ténèbres.

— Nynaeve, Egeanin devrait aller avec toi. Ta mission est de loin la plus importante. Si quelqu’un a besoin de protection, c’est toi, et pas moi !

— Une Seanchanienne ? Qu’est-ce que je ferais d’une Seanchanienne ?

Sur cette profession de foi, l’ancienne Sage-Dame épaula son plumeau comme si c’était une pique et s’éloigna à grandes enjambées. Trop grandes, pour une servante… Et trop… martiales.

— On ne devrait pas se dépêcher ? demanda Egeanin. Les émeutes ne feront pas diversion toute la journée…

Elayne attendit que Nynaeve ait disparu à l’angle d’un couloir, puis elle acquiesça vigoureusement.

Afin que les domestiques restent aussi « discrets » que possible, l’escalier était étroit et presque invisible de loin. À l’étage, les couloirs se révélèrent très semblables à ceux du rez-de-chaussée, n’était que les arches doubles, ici, donnaient presque aussi souvent sur des balcons à la balustrade chantournée que sur des salles. À l’approche de l’aile ouest du palais, les domestiques se firent plus rares – mais plus stylés – et ils n’accordèrent pas plus d’attention aux deux jeunes femmes que ceux d’en bas.

Par un miracle bienvenu, le couloir qui menait aux appartements de la Panarch était désert. Devant la double porte ornée de l’emblème rituel – un arbre aux branches en éventail –, Elayne n’aperçut pas l’ombre d’une sentinelle. Elle s’en réjouit, même si elle n’avait jamais eu l’intention de « filer » en cas de complications, malgré ce qu’elle avait promis à Nynaeve.

La détermination de la Fille-Héritière faiblit pourtant très vite. Dans une des pièces, quelqu’un canalisait le Pouvoir. De petits flux, certes, mais un tissage restait un tissage. Ou s’agissait-il d’un flux maintenu ? Très peu de femmes savaient nouer un tissage…

— Que se passe-t-il ? demanda Egeanin.

Elayne s’avisa qu’elle s’était immobilisée.

— Une des sœurs noires est dans la chambre…

Une seule ou plusieurs ? En tout cas, une seule canalisait le Pouvoir. Approchant de la porte, Elayne entendit une femme chanter de l’autre côté du battant. Chanter ? Plaquant une oreille contre le bois, la Fille-Héritière entendit clairement les paroles d’une chanson… très particulière.

Mes seins sont ronds comme mes hanches

Avec ça je peux aplatir

Tout l’équipage d’un navire !

Stupéfaite, Elayne recula, faisant cliqueter la porcelaine de son plateau. Se trompait-elle de chambre ? Non, elle avait parfaitement bien mémorisé le plan. De plus, dans ce palais, la seule porte ornée de l’arbre emblématique était celle des appartements de la Panarch.

— Nous allons devoir abandonner Amathera, souffla Egeanin. Tu ne peux rien faire sans avertir nos ennemies de ta présence.

— Ce n’est pas si sûr… Si elles sentent que je canalise le Pouvoir, elles croiront capter les tissages de leurs complices…

Dubitative, Elayne se mordilla la lèvre inférieure. Combien de sœurs noires y avait-il dans la chambre ? Avec le Pouvoir, elle était capable de faire trois ou quatre choses en même temps, un exploit uniquement égalé par Egwene et Nynaeve.

Pour se décider, Elayne fit mentalement la liste des reines d’Andor qui s’étaient montrées courageuses face à un grand péril. Elle s’arrêta lorsqu’elle constata qu’elle était tout simplement en train de citer toutes les souveraines du royaume.

Un jour, je porterai la couronne. Donc, je peux être aussi héroïque qu’elles !

Eh bien, il ne restait plus qu’à se jeter à l’eau !

— Ouvre la double porte, Egeanin, puis jette-toi à terre afin de me dégager la vue.

La Seanchanienne hésita.

— Ouvre cette fichue porte !

Elayne fut ébahie par son propre ton. Sans avoir cherché le moindre effet, elle était naturellement parvenue à parler d’un ton serein, égal et pourtant autoritaire.

Egeanin hocha la tête – presque un salut respectueux – et obéit.

Mes cuisses comme des filins

Sont en acier et mes baisers…

La chanteuse aux cheveux noirs nattés, saucissonnée jusqu’au cou par des flux d’Air et vêtue d’une robe de soie rouge tachée, s’interrompit au milieu d’un couplet. La femme assez frêle allongée sur un sofa – celle-ci portait une robe du Cairhien bleu pâle boutonnée jusqu’au cou – cessa de scander de la tête le rythme de la chanson et se leva d’un bond. Sur son visage étroit de renard, l’indignation s’afficha en un clin d’œil.

Même si l’aura du saidar enveloppait déjà Temaile, elle n’eut jamais l’ombre d’une chance contre Elayne. Choquée par ce qu’elle venait de découvrir, la Fille-Héritière s’unit à la Source Authentique et emprisonna la sœur noire dans un tissage d’Air qui lui laissa seulement le loisir de bouger la tête. En même temps, un bouclier d’Esprit coupa Temaile du Pouvoir. L’aura se dissipa autour de la sœur noire, qui vola au-dessus de son sofa comme si elle venait d’être percutée par un cheval lancé au galop. Les yeux révulsés, Temaile s’écroula sur le dos et ne bougea plus.

La femme aux cheveux noirs nattés sursauta quand ses liens d’Air se volatilisèrent tous en même temps. N’en croyant pas ses yeux, elle bougea les bras et les jambes tout en regardant alternativement la sœur noire et les deux inconnues qui venaient de la libérer.

Après avoir noué le tissage qui retenait Temaile, Elayne avança dans la chambre, prête à affronter d’autres membres de l’Ajah Noir. Dans son dos, Egeanin referma en hâte la grande porte.

Ne voyant personne, Elayne se tourna vers la femme en rouge :

— Elle était seule ?

La Panarch ne réagit pas. Si son apparence correspondait à la description de Nynaeve, il n’avait jamais été question, dans son compte-rendu, de chansons paillardes…

— Vous n’êtes pas… des complices ? demanda Amathera, troublée par la tenue des deux jeunes femmes. Mais pourtant, vous êtes également des Aes Sedai, non ? (Elle semblait avoir du mal à y croire, malgré ce qui venait d’arriver à Temaile.) Mais pas de leur camp ?

— Elle était seule ? répéta Elayne de son nouveau ton autoritaire.

La Panarch sursauta.

— Oui… Seule… Elle… Les autres m’ont forcée à m’asseoir sur mon trône et à répéter les mots qu’elles m’avaient fait apprendre. Pour s’amuser, elles m’ont parfois contrainte à rendre dignement la justice, puis à prendre des décisions tellement iniques qu’elles provoqueront un siècle de guerre civile si je ne peux pas revenir dessus… Mais celle-là ! Celle-là !

Amathera eut un rictus haineux.

— Ses complices l’ont chargée de me surveiller. Depuis, elle me torture pour se distraire. Elle m’a forcée à me gaver de poivrons blancs, ceux qui piquent horriblement, refusant de me laisser boire avant que je l’aie implorée à genoux de me donner de l’eau. Dans mes rêves, elle me fait monter jusqu’au sommet de la Tour du Matin, puis elle me suspend dans le vide par les chevilles… et finit par me laisser tomber. Ce n’est qu’un songe, mais il paraît réel, et chaque fois, ma chute m’amène un petit peu plus près du sol. Mes cris de terreur la font tellement rire !