Berelain, bien entendu, pensa Perrin en ouvrant la porte. Elle venait d’ici. Ce soir, tout tourne autour de…
Dès qu’il eut jeté un coup d’œil dans la pièce, avant même d’y être entré, le jeune homme oublia la Première Dame de Mayene. Tous les miroirs muraux étaient cassés et des éclats de verre, mêlés à des morceaux de porcelaine, jonchaient le sol couvert d’un tapis de plumes venues du matelas éventré. Parmi les meubles renversés, des livres ouverts gisaient à côté de gobelets et de carafes.
Assis au pied de son lit, les yeux fermés, Rand s’était appuyé à un des montants, les mains sur Callandor, qu’il avait placée en travers de ses genoux. On aurait juré qu’il venait de prendre un bain de sang.
— Faites venir Moiraine ! lança Perrin aux Aielles.
Rand était-il toujours vivant ? En cas de réponse positive, il avait urgemment besoin des soins d’une Aes Sedai.
— Et dites-lui de se dépêcher !
Dans son dos, l’apprenti forgeron entendit un cri étouffé. Puis un bruit de semelles très discret – presque inaudible, à dire vrai.
— Ferme la porte, dit Rand en levant son visage ensanglanté vers Perrin.
— Moiraine sera très bientôt là, Rand… Repose-toi. Elle va…
— La porte, Perrin !
Mécontentes, les Aielles se rembrunirent, mais elles consentirent à reculer. Perrin ferma la porte au nez de l’officier aux deux plumes, qui approchait en posant une question.
Du verre crissa sous ses pieds alors qu’il allait rejoindre Rand. Déchirant une bande dans une chemise lacérée qui devait appartenir à son ami, Perrin tamponna délicatement la vieille blessure que celui-ci portait au flanc. À ce contact, les mains de Rand se refermèrent sur l’épée de cristal, mais il se détendit très vite. Le morceau de tissu fut aussitôt imbibé de sang. De la tête aux pieds, Rand n’était plus qu’une plaie vivante hérissée d’éclats de verre.
Perrin haussa les épaules en signe d’impuissance. À part attendre l’arrivée de Moiraine, il ne voyait pas très bien quoi faire.
— Au nom de la Lumière, qu’as-tu essayé de faire, Rand ? On jurerait que tu as tenté de mettre fin à tes jours. Et par la même occasion, tu as failli me tuer.
Au début, Perrin pensa que son ami ne répondrait pas. Mais il se trompait.
— Ce n’est pas moi, mais un des Rejetés…
Perrin s’efforça de dénouer ses muscles, qui s’étaient tendus à craquer sans qu’il s’en soit aperçu. Le résultat ne fut pas très convaincant.
Il avait parlé des Rejetés à Faile, mais sans trop entrer dans les détails, histoire de ne pas penser à ce qu’ils risquaient de faire s’ils apprenaient où était Rand. Si l’un d’eux pouvait abattre le Dragon Réincarné, il (ou elle) aurait un grand avantage sur ses compagnons, quand le Ténébreux se libérerait. Car l’Ultime Bataille serait alors gagnée sans qu’il y ait besoin de la livrer.
— Tu es sûr, Rand ?
— Il faut que ce soit ça, Perrin. Il le faut.
— Et un Rejeté m’aurait également pris pour cible… Rand, où est Mat ? S’il a vécu la même chose que moi, et s’il s’en est sorti, il doit penser que tu es responsable, puisque je l’ai cru aussi. Il devrait déjà être ici, en train de t’agonir d’injures.
— Ou d’approcher d’une porte de la ville sur un cheval lancé au galop…
Rand se redressa péniblement. Sur ses blessures, le sang séché se craquela et les hémorragies recommencèrent.
— S’il est mort, Perrin, tu as sacrément raison de te tenir à distance de moi. Sur ce plan, Loial et toi ne vous trompez pas. Comme Mat, tu dois regretter que je sois né un jour. En tout cas, dans le même village que toi…
Perrin n’eut même pas la tentation d’aller voir ce qu’il était advenu de Mat. S’il était mort, il n’y avait plus rien à faire. Et le bandage improvisé qu’il pressait contre le flanc de Rand avait bien l’air de lui sauver la vie, empêchant un désastre jusqu’à l’arrivée de Moiraine.
— L’idée qu’il soit parti n’a pas l’air de te perturber… Que la Lumière me brûle, il est lui aussi fichtrement important ! Que feras-tu s’il a filé ? Ou s’il est mort – la Lumière veuille qu’il n’en soit pas ainsi !
— Je ferai ce que mes ennemis attendent le moins, répondit Rand, ses yeux voilés évoquant le type de brume qui occulte souvent la lumière du jour, en hiver, mais qui laisse quand même apercevoir un timide carré de ciel bleu.
En revanche, sa voix vibrait de détermination.
— Ce doit être en permanence ma ligne de conduite. Agir comme personne ne l’a prévu.
Perrin prit une très lente inspiration. Rand avait l’art de jouer avec les nerfs de ses interlocuteurs. Et ça n’était pas un signe de folie, parce qu’il avait toujours été comme ça.
Pour commencer, Perrin devait cesser de guetter des indices de démence qui viendraient bien assez tôt. Y penser sans cesse n’avait aucune utilité, sinon lui nouer l’estomac en permanence.
— Que s’est-il passé ?
Rand referma les yeux.
— Je sais seulement que je dois les prendre par surprise… Tous, les prendre par surprise…
La porte s’ouvrit pour laisser entrer un grand Aiel aux cheveux roux grisonnants. Derrière cet homme, Perrin aperçut le plumet du capitaine, qui discutait ferme avec les Promises. Quand Bain referma la porte, le fichu officier continuait toujours à plaider sa cause.
Rhuarc inspecta la pièce, ses yeux bleus acérés la sondant comme s’il s’attendait à voir des ennemis derrière les tentures ou les chaises renversées. Le chef des Taardad ne portait pas de lames visibles, n’était le couteau glissé à sa ceinture, mais l’autorité et la confiance, dans son cas, étaient des composantes essentielles – et redoutables – de son arsenal. De plus, son shoufa pendait autour de son cou. Pour qui connaissait son peuple, la seule vision du voile rituel avait de quoi glacer les sangs. Quand un Aiel l’arborait, ça n’augurait rien de bon pour ses ennemis.
— Cet idiot de capitaine, dehors, a fait prévenir son chef que quelque chose était arrivé ici. La rumeur se répand déjà comme de la moisissure dans une grotte. Et les gens racontent n’importe quoi, bien entendu. Par exemple, que la Tour Blanche a tenté de t’éliminer. Ou que l’Ultime Bataille a eu lieu dans tes appartements.
Perrin voulut intervenir, mais Rhuarc l’en empêcha d’un geste.
— J’ai rencontré Berelain… On eût dit que quelqu’un venait de lui révéler la date de sa mort. Elle m’a tout raconté. Et d’après ce que je vois, elle n’a pas menti, contrairement à ce que je croyais.
— J’ai fait appeler Moiraine, dit Perrin.
Mais les Promises avaient déjà dû en informer leur chef.
— Je lui avais demandé de ne rien dire…, souffla Rand avec un rire coassant. On dirait bien que le seigneur Dragon ne règne pas sur Mayene.
Une constatation que l’ancien berger semblait trouver plutôt drôle.
— Certaines de mes filles sont plus jeunes que Berelain, fit Rhuarc en guise d’explication. Je crois qu’elle ne se confiera à personne d’autre. Son plus cher désir est d’oublier tout ce qui est arrivé cette nuit.
— Moi, j’aimerais savoir de quoi il retourne ! lança Moiraine en entrant dans la pièce.
Petite et menue, l’Aes Sedai aurait eu du mal à en imposer à Rhuarc, presque aussi grand que Lan, le Champion qui la suivait comme son ombre. Pourtant, c’était, et de loin, Moiraine qui dominait les hommes présents dans la chambre.
Pour être arrivée si vite, elle avait dû courir, et il fallait vraiment une urgence pour qu’elle jette aux orties sa sérénité. Dans sa robe bleue au col de dentelle et aux poignets resserrés par une bande de velours noir, elle aurait dû être en nage, mais la chaleur et l’humidité ne semblaient pas pouvoir l’atteindre. Brillant sur son front au bout d’une fine chaîne d’or, sa pierre bleue reflétait la lumière, révélant qu’il n’y avait pas une goutte de sueur sur son front.