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Cette fois, Rhuarc lui-même trahit sa surprise. Moiraine, pour sa part, fit comme si elle n’avait pas entendu le compliment de Lan. Les yeux rivés sur Rand, elle semblait sereine, mais des éclairs dansaient dans son regard.

Le jeune homme affichait un petit sourire, comme s’il se demandait ce que l’Aes Sedai essaierait ensuite pour le plier à sa volonté.

Perrin prit la tangente vers la porte. Si Rand et l’Aes Sedai se préparaient à une de leurs joutes, il préférait être ailleurs. Lan semblait indifférent à tout. Mais avec son visage de pierre et son maintien de statue, il en était presque toujours ainsi. S’ennuyait-il au point de s’endormir debout, ou allait-il soudain dégainer son épée ? C’était impossible à dire. Rhuarc semblait tout aussi serein, mais lui aussi regardait la porte.

— On ne bouge pas ! cria Moiraine.

Elle ne détourna pas le regard de Rand, pointant simplement un doigt entre Perrin et Rhuarc. Cela suffit pour que le jeune homme s’immobilise. L’Aiel, lui, haussa les épaules et croisa les bras.

— Têtu comme un âne…, marmonna Moiraine. (Cette fois, elle s’adressait à Rand.) Comme tu voudras… Si tu tiens à rester debout jusqu’à ce que tes jambes se dérobent, pourquoi ne pas en profiter pour me raconter ce qui s’est passé – avant de t’étaler de tout ton long ? Je ne peux rien t’enseigner, mais en étant informée, je saurai peut-être te dire ce que tu as fait de travers. En tout cas, il y a une petite chance… (Elle durcit le ton.) Tu dois apprendre à contrôler le Pouvoir. Pas seulement à cause des incidents comme celui-là… Si tu ne le contrôles pas, le Pouvoir te tuera. Tu le sais, parce que je te l’ai dit et répété. Tu dois te former toi-même. C’est en toi que tu trouveras un guide.

— Je n’ai rien fait, à part lutter pour survivre.

Moiraine voulut parler, mais Rand enchaîna très vite :

— Vous pensez que je sais canaliser le Pouvoir mais que je ne m’en aperçois pas ? Ce n’est pas arrivé pendant mon sommeil. J’étais conscient.

Rand tituba et s’appuya un peu plus à l’épée.

— En dormant, tu aurais seulement pu canaliser de l’Esprit – oui, même toi, tu as des limites ! – et ce carnage ne peut pas être l’œuvre de l’Esprit. Je veux entendre ton récit, Rand…

En écoutant son ami, Perrin sentit se hérisser tous les poils de son corps. L’affaire de la hache était inquiétante, mais au moins, l’arme avait une rassurante réalité. En revanche, voir son reflet – non, ses reflets – sortir du miroir pour vous trouer la peau…

D’instinct le jeune homme changea de position, s’assurant qu’il n’était pas debout sur des éclats de verre.

Peu après avoir commencé son récit, Rand jeta un rapide coup d’œil au coffre, derrière lui, comme s’il ne voulait pas que les autres le remarquent. Très vite, les éclats de verre tombés sur le couvercle du fauteuil-coffre commencèrent à glisser vers un bord, comme poussés par un invisible balai. Quand ils furent tous sur le tapis, Rand échangea un regard entendu avec Moiraine, puis il s’assit avec précaution.

Perrin n’aurait su dire lequel des deux avait fait le ménage… En revanche, il nota l’absence totale de Berelain dans le « rapport » de Rand.

— C’est un des Rejetés, j’en suis sûr, conclut l’ancien berger. Peut-être Sammael. Il est en Illian, m’avez-vous dit… Un autre se trouve peut-être à Tear. Sammael peut-il agir à distance dans la forteresse ?

— Non, même s’il disposait de Callandor. Il y a des limites, Rand. Sammael n’est qu’un homme, pas le Ténébreux en personne.

Qu’un homme ? Une assez mauvaise description, au goût de Perrin. Un homme capable de canaliser, mais qui n’était pas devenu fou – au moins, pas encore. Un homme aussi puissant que Rand, sans doute, mais parfaitement formé alors que le Dragon commençait à peine son apprentissage. Un homme emprisonné durant trois mille ans dans la geôle du Père des Mensonges – et ce après avoir librement choisi le camp des Ténèbres.

Décidément, cette description ne collait pas à ce Rejeté et aux autres, de quelque sexe qu’ils soient.

— Dans ce cas, dit Rand, un Rejeté est en ville !

Il posa la tête sur ses poignets croisés, cédant à la lassitude, mais ce moment de faiblesse ne dura pas.

— Non, dit-il en relevant les yeux, je ne me laisserai plus traquer. Tant qu’à faire, je serai le chien de chasse ! Je trouverai mon ennemi – ou mon ennemie – et je…

— Ce n’est pas l’œuvre d’un Rejeté, dit Moiraine. C’était à la fois trop simple et trop complexe.

— Pas de charade, Moiraine, fit très calmement Rand. Si ce n’est pas un Rejeté, alors qui ? Ou quoi ?

L’Aes Sedai ne broncha pas, son visage aussi expressif qu’une enclume. Ne savait-elle que répondre, ou se demandait-elle jusqu’où elle pouvait aller dans ses révélations ?

— Alors que les sceaux de la prison du Ténébreux faiblissent, dit-elle enfin, il semble inévitable que des… miasmes… s’en échappent. Pense à des bulles qui montent du fond putride d’une mare. Mais les bulles dont je parle dérivent dans la Trame jusqu’à ce qu’elles s’attachent à un fil et explosent.

— Par la Lumière ! ne put s’empêcher de s’écrier Perrin. (Moiraine tourna la tête vers lui.) Vous voulez dire… Eh bien, ce qui arrive à Rand peut toucher n’importe qui ?

— Non. Pas pour le moment, en tout cas. Au début, je pense qu’il y aura seulement quelques bulles qui s’échapperont par les fissures que le Ténébreux peut atteindre. Plus tard, qui peut le dire ? Et les ta’veren – qui ont la capacité de plier les autres fils de la Trame pour qu’ils se tissent autour d’eux – sont peut-être susceptibles d’attirer ces miasmes plus facilement que les gens normaux.

Le regard de l’Aes Sedai annonça clairement qu’elle n’était pas dupe. Rand n’était pas le seul à avoir d’étranges cauchemars éveillés. L’ombre d’un sourire – si fugitif que le jeune homme faillit ne pas le voir – indiqua qu’il était autorisé à garder le silence s’il souhaitait conserver le secret par rapport à ses compagnons.

Mais quoi qu’il en soit, elle savait.

— Pourtant, reprit Moiraine, dans les mois à venir – les années si nous avons de la chance –, je crains que beaucoup de gens aient des visions qui leur donnent des cheveux blancs, s’ils y survivent…

— Mat…, souffla Rand. Est-il… ? Savez-vous si… ?

— Je le saurai en temps utile…, répondit calmement Moiraine. Ce qui est fait ne peut être défait, mais il nous reste toujours l’espoir.

Calme ou non, l’Aes Sedai semblait mal à l’aise et elle parut ravie que Rhuarc prenne la parole.

— Il va bien… Enfin, il allait bien quand je l’ai vu, en venant ici.

— Vers où se dirigeait-il ? demanda Moiraine.

— Les quartiers des domestiques, semble-t-il…

L’Aiel n’ignorait pas que les trois « garçons » de Champ d’Emond étaient ta’veren. Et même s’il en savait moins long sur eux qu’il le croyait, il connaissait assez bien Mat pour ajouter :

— Mais pas vers les écuries, Aes Sedai… Dans l’autre sens, en direction du fleuve. Et aucun bateau n’est amarré aux docks de la Pierre.

Même si les « bateaux » et les « docks », dans son désert, n’existaient que dans les récits, Rhuarc, contrairement à ses compatriotes, prononçait ces mots sans bafouiller.

Moiraine acquiesça comme si elle n’était pas du tout surprise. Perrin ne s’en étonna pas non plus. À force de dissimuler ses pensées, l’Aes Sedai finissait par le faire instinctivement.

Un des battants de la double porte s’ouvrit, laissant passer Bain et Chiad, sans leurs lances. Bain portait une grande cuvette blanche et un broc d’où montait de la vapeur. Chiad s’était chargée des serviettes.